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Mémoires d'un artilleur
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6 février 2015

Paul Bernier à Polytechnique, année scolaire 1911-12 (1).

Paul passa l'année 1910-11 à l'armée. Extrait du "Détail des services et mutations diverses" de sa Fiche matriculaire : 

"Admis à l'Ecole Polytechnique le 5 octobre 1910. A contracté le même jour à la Mairie du Ve arrondissement de Paris un engagement spécial de 4 ans (art. 23 de la loi du 20 mars 1905) au titre du 16e Régiment d'Artillerie de Clermont-Ferrand. Dirigé sur son corps le 10 octobre 1910. Numéro matricule 2524. Brigadier le 15 février 1911. Maréchal des Logis le 25 août 1911. Envoyé en permission le 13 septembre 1911 en attendant son entrée à l'Ecole qui doit avoir lieu le 9 octobre 1911. Numéro matricule 627 et Aspirant le même jour."

Paul Bernier X1910

X, 10 octobre 1911.

Mes bien chers parents, m'y voici enfin, à l'X ! à la Grande Ecole ! Je touche tout de même à la complète réalité de ce qui pour vous et pour moi n'a si longtemps été qu'un rêve cru d'abord inaccessible, puis un espoir qui semblait fugitif et dont le sort semblait vouloir m'écarter après me l'avoir fait contempler du plus près qu'il soit possible ! Je suis bien récompensé maintenant de toutes ces peines et de mon travail, et je suis heureux de vous donner, mes bons parents, par ce résultat une satisfaction qui vous paye un peu pour toute la sollicitude et les sacrifices sue vous avez faits sans hésitation pour l'avenir de votre fiston. Si j'éprouve en ce moment le besoin de vous dire ma reconnaissance, ce n'est plus comme un enfant, c'est en homme qui comprend ce qu'il vous dit que de tout cœur je vous dis : merci !

Le moment toujours un peu douloureux de la séparation a été atténua pour moi cette fois-ci par le plaisir que j'ai eu à passer une excellente journée avec petit père qui a fait tout son possible pour me procurer d'agréables distractions. Je ne reviens pas sur ce récit que papa a dû vous faire en détail. Après l'avoir quitté, j'ai pris le métro, déjeuné et suis arrivé rue Descartes vers 7h40 ; j'ai trouvé foule et petit à petit rejoint tous les Clermontois. On a fait un appel à 8h ; il a plu toute la matinée et on s'est abrité comme on a pu dans la lampisterie, chez le concierge, chez le bottier…

La promotion, qui constitue la 2e division de l'Ecole, est divisée en deux compagnies d'après un ordre quelconque à peu près homogène et en quatre sections (par rang de taille) pour les exercices physiques et le mili[1]. En entrant, chacun a reçu un petit papier portant les numéros affectés à chacun. Voici mes caractéristiques : numéro matricule 627, caser[i] 22, salle 50, table 31. J'ai pour crotale un type de Nancy entré 31e et je crois que je suis avec des types tranquilles ; nous ne sommes que 5 dans ma salle, 10 à table et en caser.

Toute la journée de lundi a été consacrée à l'habillage et ce n'est pas fini ! On ne touche pas tout à la fois mais on examine minutieusement si tout va et on essaye tout, même chaussettes et caleçons ! Pour moi, je me suis trouvé appelé dans les derniers numéros et… il ne restait plus de petites tailles : je n'ai pas encore de tenue d'intérieur et je suis en civil : on doit me faire ma tenue sur mesure. Sur mesure aussi, trois paires de chaussures sur quatre. Aujourd'hui on distribuait les tenues de sortie ; je me suis glissé des premiers et j'ai pu trouver mon affaire. C'est chic, l'unif ! ! J'ai trouvé un képi mais le claque sera également sur mesure !

Pas moyen d'écrire tranquille ! Voilà qu'on me relance pour descendre au cour recommencer le bahutage, je mets ça à la boîte tel quel pour que ça parte et je continuerai demain.

                                       Paul

PS. Aujourd'hui deux amphi déjà, chimie et géométrie. Gros baisers.

 

X, 12 octobre 1911.

Bien chers parents, je n'ai pas pu vous écrire hier comme j'en avais l'intention car c'était le premier jour de sortie et il a fallu subir les ordres des anciens. Comme il y a pas mal de conscrits qui ne sont pas encore complètement habillés en tenue de sortie, on les a autorisés à sortir en civil. C'est ce que j'ai fait ; j'ai passé tranquillement mon après-midi avec Molbert ; nous avons soupé ensemble avant d'aller au rendez-vous fixé pour le bahutage. En quittant l'X vers 2 heures, on est allé avec quelques camarades prendre le café puis faire quelques courses ; ensuite, resté seul avec Molbert, nous avons fait les boulevards puis pris le métro pour aller au Bois jusque vers 5h ; il faisait un temps superbe et on n'avait qu'envie de rester dehors. On a soupé dans un restau près des boulevards, rue Montmartre, et nous sommes revenus à pied au Quartier Latin ; nous avons trotté, cet après-midi, car on fait du chemin dans ce vaste Paris.

Donc nous avions rendez-vous pour 8h ½ chez la "Prospère[1]". C'est un minuscule bureau de tabac juste en face de l'X et c'est là qu'on devait faire connaissance avec les "prunes". Figurez-vous que nous étions environ 200, entassés, empilés, écrasés, étouffés, dans une petite chambre au premier, pas tout à fait aussi grande que la chambre de Suzanne, par exemple. Serrés à éclater, on entrait de force dans cette cohue hurlante refoulée par les anciens autour d'une table qui tenait bien le quart de la superficie et sur laquelle étaient juchés 5 ou 6 anciens au milieu de 3 ou 4 saladiers de prunes et cerises[2] qu'ils distribuaient au petit bonheur au bout d'une t.g. (épée = tangente = t.g.) ou qu'ils faisaient saisir avec les dents par des conscrits au fond d'un saladier plein d'eau ! En quelques minutes, cette pâtée de chair humaine était en pleine sueur et la température était à la hausse ; heureusement j'ai pu résister au courant et m'enfoncer contre une des deux fenêtres ouvertes pour avoir un peu d'air ; d'ailleurs, inutile de vous dire, je pense, que par suite de la pression exercée par cette foule mouvante en délire, toutes les vitres ont éclaté successivement, répandant leurs éclats sur les gars groupés dans la rue pour nous entendre brailler.

Quelques Grands Anciens de la précédente promo jaune étaient venus accueillir par des "Chic" variés et répétés, et quand l'heure de la rentrée (10h en hiver, 11 en été pour le mercredi) fut près de sonner, les anciens s'éclipsèrent délicatement, nous laissant sous la direction des Antiques pour continuer le manège impossible de façon à faire dépasser l'heure et rentrer en retard (ce qui s'appelle être "ras") toute la promo de "conscouères". On est donc rentré vers 10h20 car il fallait absolument sortir une fois : la vapeur exhalée par ces 200 corps condensée en eau sur les murs et le plafond retombait en gouttes… !

Naturellement, l'Astrass (Administration), au courant de la chose, ne punit pas ce jour-là et attend simplement le bon plaisir de ces messieurs ! Il a fallu traverser la petite place pour aller du bureau de tabac à l'Ecole, toujours avec nos vestes à l'envers, entre deux rangs d'antiques qui opéraient les permutations de coiffures. Je n'ai pas encore retrouvé ma casquette et aujourd'hui, dans toutes les salles, on affiche les numéros des képis qu'on a et de ceux qu'on a perdus. Ça a été une bousculade soignée ! Heureusement que ça se tire et sans doute, ce sera fini cette semaine.

C'est que tous les jours il y a quelque chose d'inédit et je n'en finirais plus si je voulais tout vous raconter en détails. Le premier jour, après avoir, selon l'usage, enlevé aux conscrits habillés leurs lacets de soulier et la majorité de leurs boutons de "berri" (veste d'intérieur), il y a eu monôme simple à diverses allures. Puis inspection militaire de ceux qui, comme moi, ne furent pas habillés de suite ; pour la circonstance, nous avions chacun en main une queue de billard ! Il y a eu des amphi-bécanes, ce qui consiste à faire monter à bicyclette des conscrits et à les faire tourner autour d'un groupe d'anciens. Tous les jours, après le déjeuner, de 8h ½ à 9h, il y a un monôme ; mardi, ça a été le monôme binômé : on met les conscrits deux par deux, ils quittent leur veste d'un bras (après l'avoir retournée, naturellement : ça, c'est général) et enfilent l'autre bras dans la manche de veste du camarade, en se mettant dos à dos. On se forme alors en monôme, l'un marchant devant, l'autre à reculons, toujours en hurlant les spirituelles chansons de l'X[3] ! Les anciens, avec des bouts de ficelle, vous attachent pendant ce temps les coudes deux à deux, de sorte qu'au moment de rentrer, il faut se grouiller pour se désempêtrer et courir à l'amphi !

Hier ce fut mieux : le monôme nègre. Toujours par une circulaire de la veille qu'on fait soigneusement émarger dans chaque salle, les Conscrits étaient prévenus de se présenter à la récré avec leur serviette en turban et la figure et les mains parfaitement noircies au charbon de liège (les encriers de liège fournis par l'école sont tout destinés à cet usage !). Il faut s'exécuter, bien sûr, et c'est avec entrain qu'on s'est barbouillé à qui mieux mieux, "les ½ nègres, ¼ de nègre et autres fractions de nègre – disait le topo – devant être soigneusement repérés par les anciens". On avait de ces têtes ! Impayable ! Le mieux, c'est que pour faire le monôme, chacun devait saisir le pan de chemise du précédent ! Vous voyez le tableau ! L'an prochain, j'apporte mon appareil pour photographier ça ! Naturellement, comme on ne nous laisse partir qu'une fois l'appel sonné, on est allé tous à l'amphi d'analyse en nègres ! Heureusement, le personnel de l'Ecole est habitué à ça.

Entretemps, il y a des réunions dans la cour pour apprendre aux conscrits des chansons nouvelles. Enfin aujourd'hui, nous avons l'annonce d'un monôme en pantalons et vestes à l'envers. Quelle comédie ! Et quel entrain on met (un peu par force) à hurler et à faire les pires niaiseries ! Quand on imagine un instant à quoi on ressemblerait si on venait à supprimer tout le monde et à se trouver seul dans cette grande cour à faire cela… on ne peut pas y croire. On ne peut guère travailler sérieusement, cette première semaine ; nous avons trois cours d'entamés, Chimie (Lemoine)[4], Géométrie (Bricard), Analyse (Jordan)[5]. Les exercices militaires vont commencer aujourd'hui. Il me semble que je suis déjà tout à fait habitué à cette vie de l'Ecole et je ne peux pas croire qu'il n'y a que trois jours que j'y suis. Dans ma prochaine lettre, je vous donnerai des détails sur la vie intérieure de l'Ecole au point de vue de l'organisation, du fonctionnement et de l'emploi du temps assez bizarre et qui surprend un peu les premiers jours.

J'attends impatiemment de vos nouvelles ; je crois que vous faciliterez la distribution des lettres en mettant dans un coin de l'enveloppe le numéro de ma salle, 50. Recevez les plus tendres baisers de votre fiston enfin X, et bien heureux de son sort. A vous de tout cœur,

                                       Paul



[2] A l'eau-de-vie.

[3] Généralement stupides ou paillardes. Voir les exemples à la fin du document.



[1] Les termes d'argot de l'X sont regroupés dans un index à la fin.



 

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