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Mémoires d'un artilleur
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9 février 2015

Paul Bernier à Polytechnique, année scolaire 1911-12 (5)

Paris, 16 juin 1912.

Bien chers parents, je viens de lire les journaux de ce matin, ça va faire du raffut à Toulon, l'arrestation d'Escartefigue ! Et s'il avait été encore maire maintenant, ç'aurait été un beau scandale. Les journaux locaux doivent être remplis de cette histoire.

J'ai un tas de choses à vous raconter et je serai forcé de condenser si je ne veux pas passer ma matinée à ce récit ! Il y a en effet la Garden-party de mercredi dernier, la séance des Ombres de vendredi et bien d'autres choses encore : le monôme des Taupins, quelques scènes qui se sont passées dernièrement à la boîte, etc.

Commençons toujours par le commencement. Le Géné[1] offrait donc à ses amis et connaissances une garden-party dans les jardins du Boncou[2] ; pour "rehausser" l'éclat de cette fête, il avait invité environ 150 cocons, parmi lesquels ceux de l'orchestre et ceux dont il connaît les familles, le reste schiksalé (j'eus la chance d'en être). Nos camarades ont donc joué quelques morceaux de bravoure ; certains ont débité quelques morceaux ; il y avait un chansonnier de Paris, enfin une petite revue avait été composée par quelques cocons et fut très amusante : il y avait, entre autres, deux camarades déguisés en Raymond et Isadora Duncan, les fameux danseurs de cet hiver ; ils ont exécuté des danses grecques burlesques qui leur ont valu des rires et applaudissements unanimes ! Après cette partie de concert, on est sorti dans les jardins pendant qu'on préparait la salle pour danser. Il y avait un buffet fort bien garni. J'ai été présenté par la mère du Géné à une jeune fille qui est la nièce de Henri Poincaré[3], le grand mathématicien, et qui m'a raconté des choses fort intéressantes au sujet de son illustre oncle.

On a organisé sur la fin une gigantesque farandole de jeunes gens et jeunes filles et après avoir galopé dans les jardins, on a imaginé de franchir la porte et d'aller au Pavillon des Elèves où l'austère grande cour, peu habituée certes à un si charmant spectacle, a pu se voir envahie par cette bande joyeuse qui s'est amusée à dessiner en monôme la traditionnelle X, qui a été immobilisée un instant pour être photographiée. Puis quelques fous ont rompu le monôme et entraîné leurs cavalières… à l'intérieur du Pavillon, histoire de bien leur faire visiter notre boîte ! J'ai conduit la mienne à travers les corris et jusque chez le Magnan, où elle a pu voir les réfectoires et cuisines, ce qui l'a fort amusée. Finalement, on est revenu au Boncou où le Géné commençait à s'affoler un peu de savoir toute cette bande de jeunes filles perdue dans le Pavillon au milieu des X joyeux et ardents ! Après un dernier boston, cette petite fête charmante s'est terminée et pour achever la soirée, je suis allé aux Variétés où l'on donnait ce vieil opéra bouffe d'Offenbach, Orphée aux Enfers. C'est très amusant et il y a surtout un luxe remarquable de figuration et de décoration.

Je passe maintenant à la Séance des Ombres[4] ; là ne sont invités que les Profs et l'Astra. Tous ne sont pas venus, d'ailleurs, mais pas un cocon ne manquait !

 

La Jaune et la Rouge n° 331.

La tradition des Ombres remonte à 1818, année où le nérai Bouchu, commandant de l'Ecole, décida de tolérer le bahutage. Elle s'est perdue, comme beaucoup d'autres, en 1939.

La séance des Ombres avait lieu en février, dans la grande salle de récréation des élèves, puis, à partir de 1882, dans l'amphithéâtre de physique. Le général, les autorités de l'Ecole, le corps enseignant et les deux promotions y assistaient. Au cours de cette séance, les élèves présentaient, sur un écran, en ombres chinoises, les caricatures des officiers, des professeurs et des administrateurs de l'Ecole. Dans la bouche de chaque personnage, ils plaçaient un discours burlesque, pastichant son style habituel. On voyait ainsi défiler le géné, le colo, les pitaines, le directeur des études, les professeurs, les fauves (examinateurs), dont l'apparition déchainait d'épouvantables hurlements, les médecins, puis les agents de l'Ecole dont la liste variait évidemment selon les époques ct qui comprenait dans les temps anciens les sœurs de l'infirmerie, le maitre de manège, le pitaine Printemps (qui apportait les feuilles de cours), le pitaine Billard, le colonel Rosto (grand maitre des éclairages), le pitaine Longchamp (le vidangeur) etc.

La représentation était coupée d'intermèdes musicaux au cours desquels l'orchestre des élèves interprétait tantôt du classique, ou du jazz, tantôt des chansons de l'Ecole. La satire, rarement méchante, quelquefois sévère, était le plus souvent bon enfant. Voici par exemple, un extrait du discours attribué au général Bourgeois, professeur d'astronomie de 1908 à J929 : "On applique la méthode des hauteurs égales due à Gauss, à toutes les étoiles du catalogue. C'est par elle que j'ai opéré moi-même pour mesurer dans la Cordillère des Andes la méridienne du Pérou. Un jour les Indiens ont voulu piller noire camp et j'ai dû m'enfuir sur un mulet avec mon cercle méridien, mon astrolabe. el ma règle géodésique de quatre mètres."

Henri Poincaré terminait toujours ses leçons par un mot d'esprit. "Je regrette de ne pouvoir le faire car l'heure s'avance. Nous continuerons dans la prochaine leçon."


Cela se passe à l'amphi de physique ; chaque officier ou professeur a son tour : on projette une ombre sur la toile pendant qu'on chante une petite chanson plus ou moins satirique ou sympa, selon l'opinion qu'a le cocon moyen du professeur ! Quelques-unes étaient bien réussies et il y avait des ombres animées avec des mouvements si parfaitement rendus qu'il y a lieu d'admirer l'ingéniosité des camarades qui s'improvisent mécaniciens et dessinateurs ! L'ombre du pitaine Morellet, sur lequel j'avais fait une chanson, était très ressemblante.

L'orchestre a coupé la séance par un ou deux morceaux et on a clôturé par l'inévitable revue, ça devient une habitude invétérée ! Nous avons quelques camarades, surtout des anc', dont la faconde est intarissable. Tout cela sera, je l'espère, imprimé, et je pourrai vous le faire connaître.

Et maintenant c'est fini pour un temps, l'amusement. Nous voilà en plein "temps de chiade". Je passe décidément mes examens le 28 juin et le 13 juillet ; je commence par la physique ; j'ai donc 12 jours pour classer en ordre (?) dans mon cerveau les 580 pages de mon cours de Physique. Puis ce sera la méca, qui n'a que 550 pages !

Je compte aller voir les Mercier mercredi prochain ; j'espère qu'ils sont encore là. Je suis allé hier soir avec quelques camarades à Luna-Park où il y a de nouvelles attractions vraiment amusantes. Aujourd'hui, le temps se met à la pluie. Emile m'a donné rendez-vous pour 2h mais je crains que l'on ne puisse se promener.

Je vous envoie encore une photo où vous pouvez voir comment on passe les heures trop longues de l'amphi en bridgeant et en se géométrant ; la photo a été réellement prise pendant un amphi.

Je vous quitte en vous embrassant de tout cœur,

                                       Paul.

 



[1] Le Général Alfred Cornille (1854-1940)

[2] Pavillon Boncourt, donnant sur la Cour d'Honneur.

[3] Henri Poincaré (1854-1912), savant mathématicien dont les théories sur la relativité servirent beaucoup à Einstein. Certains estiment même qu'il est le vrai "père" de la théorie de la relativité.

[4] Aujourd'hui appelée "Revue Barbe". Dans cette représentation, gracieusement offerte à un public averti de préférence, sont caricaturés les profs, les milis et même les élèves.

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