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Mémoires d'un artilleur
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6 février 2015

Entrée à Polytechnique de Paul Bernier, 1910. Suite.

Paris, 11 août [1910], 5h.

Chers parents, ils n'en finissent pas, ces examens ! C'est aujourd'hui seulement que les candidats de la 6e liste, qui ont passé le second degré la semaine dernière, ont reçu communication de leurs totaux et qu'on leur a accordé l'autorisation de se retirer !

Or pour ma liste, les exercices physiques se passent le mardi 16 seulement… Alors me voilà à attendre pour ne rien faire de demain jusqu'à mardi, et même mercredi ou jeudi s'il faut attendre cette autorisation de s'en aller ! ! Quel tas de gens embêtants ! Oh ! Pouvoir envoyer balader tout cela et finir ces histoires, voilà ce que je voudrais, et vite encore ! J'aurai fini demain matin à 8h tous les oraux : je suis convoqué chez Amagat pour 7h du matin ; aujourd'hui, je n'ai rien passé.

Quant à mon examen de maths d'hier, c'est pas encore ce que j'aurais voulu. Je n'avais pas l'esprit assez libre car je pensais trop au résultat de l'examen, pensant que si je ratais, c'était fini. Que voulez-vous, on a beau se surmonter, c'est toujours cela qui ressort, qui émerge, comme un fantôme qu'on ne peut éviter et qui réapparaît à chaque examen, à chaque question, toutes les fois, presque, qu'on se sent arrêté dans son raisonnement ! Oh, il est temps que cela finisse.

En somme, j'ai pu cependant faire quelque chose chez Vessiat : il me reprochait de paraître manquer d'assurance pour me débrouiller (tu parles !). A la fin, il m'a demandé d'où je venais, etc. ; il m'a dit que j'en savais plus que je ne le faisais paraître. C'est égal, il me faudrait un écrit superbe ou un 17 ou 18 chez Amagat pour avoir des chances d'être classé.

Voici les renseignements que j'ai déduits des listes déjà parues : il y a 20 > 1800, 51 > 1700, 34 > 1660, 10 > 1650, 16 > 1640, 6 > 1630 et 19 > 1600 en s'arrêtant aux élèves ≥ 1600. En tout, 170 ≥ 1600 et 127 ≥ 1650. L'affaire des 15 points du bachot est réglée, ils me sont acquis.

Je suis allé voir ce matin M. Veilhan, je ne l'ai pas trouvé, il était, m'a-t-on dit, à un enterrement en province. J'y retournerai demain matin à 11h, mais à ce moment, il est probable que les oraux seront tous terminés et je ne sais pas s'il pourra intervenir. S'il peut avoir mon total tout de suite, si celui-ci est par trop bas et que la meilleure note d'exercices physiques ne puisse le rapprocher suffisamment de 1600 à 1620, je quitterai alors Paris le plus vite possible pour vous retrouver enfin.

Jer vais encore travailler ma physique ce soir, ce sera ma dernière journée de travail intellectuel, en tous cas. Je pousse avec courage jusqu'au bout, essayons les dernières chances. Je vous embrasse de tout mon cœur en aspirant au moment de notre réunion,

                               Paul

 

Paris, 12 août [1910], vendredi, 5h.

Mes bien chers parents, j'ai donc fini mes oraux ; mon cerveau peut enfin se reposer. Je l'ai encore beaucoup surmené cette semaine car je repassais et je travaillais, malgré que cette besogne ne soit certainement pas d'une utilité seulement appréciable : mais on ne peut s'empêcher, en pensant à une question, d'y trouver un point obscur et d'avoir la tentation de la relire.

Laissez-moi tout d'abord vous dire comment j'ai passé avec Amagat : c'est encore cette éternelle moyenne dont je ne me sors pas ! Ce n'est pas mauvais, c'est plus que passable, mais pour atteindre un sigma élevé, ce n'est pas ce qu'il faut précisément ! J'ai fait un tas de calculs à devinettes pour établir mes points et mes chances ; on s'énerve là-dedans, sans que ça arrive à rien, d'ailleurs. Attendre ! Il faut attendre, encore, toujours, voilà deux mois et demi que je passe mon temps à attendre des résultats ! Que j'aspire au repos et au retour dans la famille, où trouver le calme, l'affection, la sympathie, au lieu d'être plongé dans une sorte de cohue d'indifférents. Et si je poursuis jusqu'au bout, c'est-à-dire si j'attends jusqu'à mardi pour passer les exercices physiques, c'est encore 4 jours avant de vous revoir.

J'ai prié ce soir un professeur de province qui a accompagné ses élèves à l'examen (il est, je crois, de Poitiers), de s'enquérir, si possible, de mes notes comme pour ses élèves ; le jury délibère demain matin, peut-être pourra-t-il savoir ces notes après la délibération. Comme je vous l'ai dit hier, si vraiment mon total est trop bas pour que le maximum en exercices physiques ne puisse l'amener à 1600 ou 1610, j'abandonnerai, à moins que vous ne me conseilliez le contraire dans la lettre que je recevrai demain.

Je suis retourné voir M. Veilhat aujourd'hui, je l'ai trouvé ; nous avons causé un moment, il m'a donné un mot pour prier le Directeur des Etudes à l'X de me communiquer mes notes si possible ; si je ne les ai pas demain par ce professeur, je me servirai de cette carte. M. Veilhat m'a dit qu'il compte aller à Toulon fin août ; il y arrivera très probablement le jeudi 25 ou le vendredi 26 août. Il ne peut pas remettre à plus tard car il s'absente en septembre et il ne peut le faire plus tôt, car le Directeur est absent en ce moment. Comment cela va faire pour papa ? Ne vaudrait-il pas mieux qu'il parte avec vous pour Bourg si je ne peux y être que le jeudi ou le mercredi ? Ce qui m'enrage, c'est que je ne peux encore rien vous fixer pour mon départ ; j'espère que demain, je vous dirai : je pars, ou je reste.

J'ai visité ce matin le Musée du Luxembourg où il y a de belles peintures modernes ; j'ai dîné sur la rive droite et j'ai parcouru les Boulevards, puis je suis rentré un moment chez moi et je suis allé à Louis-le-Grand. Ce soir, je vais tâcher d'aller dans un théâtre, je ne sais pas encore où.

Que j'attends impatiemment la fin de ce séjour ! C'est à bientôt que je vous dis, mais le temps me paraît long ! Mille bons baisers affectueux,

                               Paul

 

Paris, samedi [13 août 1910], 11h ½.

Mes bien chers parents, j'ai mon total ! Et j'arrive tangent ! Jamais je n'aurais cru cela, mais hélas, je vais probablement échouer pour quelques points. Voilà : j'ai 1587, bachot compris. Les aptitudes physiques comptant 3 de coef, le maximum m'amènerait juste à 1647. Et dire que si je reste en route, c'est à cause de l'allemand. Oh si j'avais seulement conservé ma force en 1ère au lieu de perdre pendant 3 ans à St Etienne avec ces ¾ d'heure de classe par semaine à traduire de pâmes bouquins ! Si j'avais seulement 10 en allemand, voilà que je serais tranquillisé presque du coup et avec l'espoir très probable d'être reçu ! C'est vexant. Je n'ai que 7 en allemand, c'est là mon trou.

Avec les exercices physiques, je vais arriver à 1636, ce sera trop bas, hélas ! Que c'est vexant d'échouer pour si peu.

Je reste donc jusqu'à mardi, faire tout ce que je pourrai pour ce dernier morceau. Il reste encore un espoir, ou plutôt une illusion, c'est que la moyenne des candidats de province soit un peu inférieure à la moyenne générale, de sorte que l'on puisse descendre vers 1630. Alors… ce serait trop beau ! Me voilà, ou plutôt, nous voilà condamnés à vivre encore des vacances dans l'incertitude et l'anxiété en attendant la liste, puis les démissions, etc. Oh quand serons-nous à la fin de tout cela ? !

Les Sigma nous ont été communiqués ce matin par l'intermédiaire des professeurs qui les ont demandés aux examinateurs après leur délibération ; je n'ai pas eu à me servir de la carte de M. Veilhat.

Alors me voilà pour 4 jours encore à Paris, en touriste, comme vous dites. Essayons. Je regrette d'avoir, dans mon avant-dernière lettre, laissé paraître tant d'amertume et de désespoir. En réalité, bien qu'il y ait des moments où mes réflexions étaient plutôt moroses, je n'ai jamais perdu courage et en somme, vous voyez que j'étais mauvais juge de mon examen chez Vessiat, puisque j'ai eu 15 !

Hier, j'ai erré un peu dans Paris, je suis entré à Notre Dame que j'ai trouvé très beau mais pas grandiose comme je m'y attendais. Puis j'ai pris le bateau jusqu'à Auteuil et retour ; c'est très gentil. J'ai vu de près la Tour Eiffel, c'est en effet assez grand de près ! A midi, j'ai aperçu Latham en monoplan à 600m au-dessus de l'Opéra et des Boulevards. Voilà bien le progrès ! Le Circuit de l'Est passionne tous les Parisiens.

A 9h, je suis allé au théâtre Apollon entendre La Veuve Joyeuse. C'est un gentil opéra-comique avec de beaux passages musicaux, et le prélude du 3e acte est superbe pour le violon. La pièce est amusante et n'est pas même trop risquée.

Ce matin, je me suis levé à 9h pour ne pas dire 9h ½ et je suis resté jusqu'à 11h à Louis le Grand.

Je remercie bien petite mère de sa bonne lettre et Suzon de son gentil babillage. Que petit père ne se tourmente pas pour son fils.

Je vous envoie mes meilleurs baisers. Bien des choses au petit Loulou. A vous de tout cœur,

                               Paul

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