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Mémoires d'un artilleur
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6 février 2015

Paul Bernier à Polytechnique, année scolaire 1911-12 (2).

X, 15 octobre 1911.

Bien chers parents, merci d'abord pour les deux lettres reçues cette semaine et que j'ai lues avec un si vif plaisir. J'ai tant de joie à être au courant des détails de votre existence. Quant à moi, puisque ma dernière lettre vous a intéressés, je vais continuer à vous donner des détails sur cette existence nouvelle, dont je me trouve fort bien, je m'empresse de vous le dire.

Le bahutage est terminé, en principe. Le "monôme de réconciliation" a eu lieu hier. Je vous résume en quelques mots les diverses péripéties qui l'ont précédé les jours d'avant en reprenant au "monôme nègre". Il y a eu des amphi-chanson pour apprendre aux conscrits les… spirituelles chansons de l'X ; puis des monômes divers : l'un avec les boîtes à Phécys (lisez képis) sur la tête, un autre en phalzars (pantalon) et berry (veste d'intérieur) à l'envers, puis le monôme des "crotaux" où chaque crotale déambule sous la banale (table) de sa salle soutenue par ses cocons ; le crotale porte sur la tête le crapouillard (corbeille à papier) et tient dans ses bras l'andré (crachoir) de la salle. On se forme en rond quand on a assez circulé et les crotaux doivent faire le tour du rond en passant alternativement par-dessus et par-dessous chaque banale. Un autre monôme, dit monôme des cendres, est formé par la suite des salles, le crotale en tête portant suspendu comme un éventaire son andré et suivi de ses cocons ; tout le monde a dans le dos une pancarte, la plus grande possible, avec ces mots : "Défense de cracher sur le sol" ! Enfin il y a eu encore le monôme avec les cartons à dessin sur la tête, les anciens se chargent d'attacher l'un à l'autre par les lacettes des cartables adjacents, ce qui fait une ligne continue… jusqu'à ce que lesdites lacettes craquent ou s'arrachent.

Enfin samedi, jour de clôture, il y a eu le matin amphi-caisse dans l'amphi annexe, les deux promos réunies et laïus du caissier en grande tenue, toujours sérieux dans ces cas-là, la vraie camaraderie bienveillante se retrouvant pour donner des conseils aux jeunes, les engager à maintenir la tradition et le renom de la Grande Ecole etc, etc. Puis l'après-midi, il y a eu présentation du Code X ; tous les jeunes rangés par section en carré autour d'un échafaudage à trois étages de banales, sur lequel est monté le Major rouge escorté par quatre Anciens en grande tenue, épée au poing. Laïus du Major, fort applaudi et très sympa. Puis défilé par section autour d lui après avoir poussé successivement (les deux promos ensemble) un Chic à la Rouge et un Chic à la Jaune. A la suite de cela, exécution d'un vaste Chic à la Rouge horizontal par les conscrits couchés sur le sol. Enfin, le grand monôme de réconciliation formé d'anciens et de conscrits alternés. On a circulé dans toutes les cours, couloirs, amphis de la boîte à Carva en hurlant consciencieusement ; un monôme de plus de 400 X comme cela aurait du succès sur les Boulevards. Ce dernier jour était fêté aussi au Réfec, le magnan donnait les fameux poulets et le champagne traditionnels, qu'il est de tradition aussi que les Anciens tâchent d'accaparer. Cette fois-ci, nous avions l'ordre (sous peine d'être peints) de changer de réfectoire avec les Anciens au signal d'un pétard. Ça n'a réussi qu'à moitié car malgré les promesses, on pensait bien que cela devait cacher une ruse. Et en effet, à peine s'était-on levé que des Anciens pénétraient hardiment par les fenêtres et raflaient poulets et bouteilles ; mais il n'y eut que demi mal. A ma table, on put conserver un poulet et une bouteille, ce qui suffit à porter un Chic à la Jaune avec un Chic à l'Arti aux dépens du boucher !

Enfin, dernière chose, ce matin dimanche, on devait, dans les casers, organiser des déguisements à l'aide des draps, couvertures et accessoires, et figurer des scènes et des tableaux. Notre caser a eu un certain succès ; je peux vous dire que je figurais le commissaire de police et pour cela, j'avais peint une superbe écharpe tricolore en papier !

Voilà. Je suis déjà à la fin de mon papier et je n'ai pas encore commencé tout ce que je voulais vous dire. Et je ne vous ai pas même parlé du bahutage spécial que j'ai écopé ainsi que quelques cocons ; j'ai failli être peint mais on a fait autre chose (Borélly[1] a été peint, lui, et comme il était "repéré" dès le premier jour pour de multiples raisons, il a été peint "avec gilet et hausse-col" ! Il était, le malheureux, rouge du bout des doigts jusqu'aux oreilles avec le torse complet. Il a passé, je crois, une partie de la nuit à frotter avec du savon et divers réactifs ! Beaucoup d'autres sont peints simplement jusqu'au cou, ce qui ne se voit même pas). Le motif pour lequel j'avais encore une peine, c'est que, ne connaissant point d'anciens, je n'étais pas allé rendre de visite dans les salles d'anciens où chaque conscrit va se faire interroger sur diverses astuces, se faire instruire et… cirer au besoin. Voici donc ce qui a été fait : un soir en remontant du réfec au caser pour se coucher, plus de lit, plus d'armoire, plus rien ! Tout avait été déménagé ! Ma foi, on se débrouille ; comme nous étions plusieurs dans ce cas, on s'est partagé la besogne et chacun a fureté de son côté ; j'ai retrouvé mon armoire aux cabinets d'où les garçons l'ont rapportée le lendemain, un matelas dans l'escalier des greniers, la literie enfin dans la chambre d'un tapin (clairon). C'est pas banal ; les anciens qui ont fait ça ont dû se donner beaucoup plus de mal que moi !

L'esprit de rigolade et de chahutage de l'Ecole est si bien entré dès à présent que non seulement tout le monde rit à qui mieux mieux (les mystifiés plus que les autres) mais encore les conscrits chahutent même spontanément et au réfec ou lorsqu'on va à l'amphi ou qu'on le quitte, ce sont des "chœurs" énormes !

Je voudrais bien maintenant vous renseigner un peu sur notre emploi du temps. Voici pour la saison ce qui se fait : réveil à 6h, appel à 6h1/2 : il suffit d'être présent en salle au passage du bazoff de ser à 6h1/2. De 6h1/2 à 8h ½, étude libre. 8h ½, déjeuner (choco ou café au lait ad libitum). Puis récréation jusqu'à 9h. De 9h à 10h ¼, amphi. De 10h1/4 à midi ½, suivant les jours, il y a étude ou un autre amphi ou dessin. A midi ½, dîner. Puis de 1h à 5h, exercices physiques (gym, escrime) ou mili (manœuvre à pied, artillerie), quelquefois équitation quand ce n'est pas le matin (nous n'avons pas encore commencé le zèbre) ; pour les groupes qui ne sont pas occupés ou en-dehors de leurs heures d'occupation, récréation ; il y a des jours où on est entièrement libre de 1h à 5h (néanmoins, les salles restent ouvertes et on y va aux moments de travail ; actuellement on y fait surtout des bridges ou sa correspondance). Puis entre 5h et 8h ½, il y a toujours un amphi, ou une conférence, ou allemand, et le reste du temps, étude. J'oubliais, à 5h moins ¼, la collation où l'on a au choix thé ou café ; c'est nécessaire pour attendre le dîner à 8h ½. A 9h, le bazoff passe dans les casers pour l'appel et à 9h ¼ ou 9h 20, extinction automatique de l'électricité. Bonsoir !

Quelques notions, maintenant, sur les locaux.

Casert : 10 lits, ordinairement, lits en fer, sommier élastique métallique, deux matelas, draps, traversin, 3 grosses couvertures en laine blanche ; bien couchés !

Dans le casert, chacun a une armoire petite (corbin) ou grande (coffin). Les grandes (comme j'en ai une) ont l'avantage qu'on y renferme absolument tout ce qui est avantageux. Enfin il y a une glace dans chaque caser et un carré de linoleum (favé) comme descente de lit à chaque lit.

Salle : 8 places (nous ne sommes que 5 dans ma salle), table à pupitre, étagère à cartons (bussy) et au-dessous rayons à livres (hypobussy), lampe électrique à réflecteur (merca ; autrefois, c'était un bec de gaz, dit rosto), 2 planches (tableaux noirs), la banale (table commune), crapouillard, etc.

Chauffage central et électrique partout.

Réfec. Un réfec par promo ; tables en marbre, cases à serviettes et couverts le long des murs ; après chaque repas, on lave soi-même son couvert en le trempant dans un baquet d'eau chaude ad hoc. On est fort bien nourri et très abondamment ; très souvent, il en reste. On a deux plats et un dessert (ou fromage), le soir la soupe ou potage en plus ; très bonne cuisine. ¼ de litre de vin par tête et par repas. C'est vraiment bien. Chaque jour, un élève par promo assiste à la distribution des vivres.

Amphi. Désigne à la fois la salle, le cours lui-même et en général toute réunion de personnes. Nous avons nos cours toujours à l'amphi de Chimie. Grande salle en ½ cercle, gradins. On écrit sur ses genoux à l'aide d'un cartable à bretelles spécial ; cela n'est guère commode et on est plutôt mal. Mais les cours sont épatants. On a affaire aux plus distingués professeurs. Nous avons M. Lemoine en Chimie, M. Brécart pour la Géométrie (toujours en habit et cravate blanche pour son cours), M. Jordan pour l'analyse ; celui-ci seul est regrettable, il a, paraît-il, plus de 70 ans, on ne l'entend pas parler ; il fait un cours impigeable. C'est un vrai travail et il est presque impossible d'arriver à tout suivre. Que ne le met-on à la retraite ! Puis nous avons des conférences d'Economie politique avec M. Fournière, et d'Histoire et littérature par M. Duruy, de véritables conférenciers qu'on écoute avec plaisir. Enfin nous aurons encore des confé d'art mili, et dans le courant de l'année, des conférences extraordinaires par des savants plus ou moins fameux. On nous tient au courant des choses les plus récentes, des dernières découvertes scientifiques. C'est épatant !

Tout de même, voilà bientôt deux heures que je vous écris et j'ai la main crispée. C'est aujourd'hui dimanche. Comme il me manque encore un claque, je vais sortir en civil comme mercredi, et je vais, je pense, aller quelque part en matinée, et profiter de ma tenue pékin pour aller à des places abordables.

Recevez mes plus tendres baisers. De tout cœur à vous,

Votre polytechnicien, Paul



[1] En fait, Borelli, Georges.

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