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Mémoires d'un artilleur
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11 septembre 2017

Evasion de France, 8. Alsace, Libération

Le bateau ne pénètre pas dans le port de Marseille, il reste au large et nous devons, pour aller à terre, passer sur des barges de débarquement. Nos sacs et impedimenta divers sont empilés dans une sorte de nasse qu'une grue balance avec grâce et délicatesse dans le fond d'un chaland. Pour les hommes, on dispose le long des bords des filets à très grosses maille qui forment des échelles de corde le long desquelles nous descendons. Le plus délicat est d'enjamber le bastingage ; une fois arrivé en bas, on repère les oscillations de la houle de façon à sauter dans la barge sans se casser la figure ni se flanquer à l'eau, le tout, bien entendu, sans abandonner fusil, casque lourd, musette, masque à gaz, etc. On y arrive tout de même.

Nous débarquons au Vieux Port et ce retour sur la terre natale après plus d'un an d'absence me cause un vif plaisir ! Nous restons quelques jours à Marseille dans un cantonnement provisoire (une usine désaffectée, je crois) ; plusieurs camarades étant détachés à la Grande Poste, j'en profite pour envoyer grâce à eux un câblogramme à Alger pour la famille Wehrung, et je rends visite au bureau marseillais de la CGE dont le patron, M. Boppe, m'accueille très gentiment et ne fait aucune difficulté pour me donner 500F car mes finances sont basses. Il en fera débiter le compte de Papa et c'est ainsi, par le comptable de l'usine de Bazet, que mes parents prendront connaissance de mon retour en France, bien avant d'avoir reçu la "Carte aux Armées" que je ne pourrai leur envoyer qu'une huitaine de jours après.

Les liaisons administratives de la CGE fonctionnaient bien.

 Au bout de quelques jours, nous quittons Marseille et remontons vers le nord par la route Napoléon. C'est un trajet magnifique et il fait beau ; nos camarades pied-noir, qui ne connaissaient pas encore la France métropolitaine, doivent admettre que c'est un beau pays.

Nous ne nous appelons plus "Armée B" mais "1ère Armée Française".

Nous arrivons dans les environs de Dijon ; là, je suis rapidement affecté à un poste SCR 177 parce que, du fait des mutations et des changements d'affectation des uns et des autres, je me trouve être le seul disponible de la section radio à savoir encore comment on monte l'antenne de ce sacré cirque. Nous commençons par l'installer dans la vaste cour d'une caserne à peu près vide, pour desservir je ne sais quelle autorité : le sol de ladite cour est particulièrement dur et on doit taper joyeusement pour y enfoncer les piquets qui retiennent les haubans de l'antenne. Une fois que c'est fait, nous n'avons d'ailleurs qu'à recommencer parce que l'antenne est mal orientée et que la qualité de la liaison s'en ressent.

En furetant dans les locaux vides, je trouve une caisse de cartouches américaines abandonnée ; considérant qu'il est malsain de laisser traîner des munitions, je la récupère à toutes fins utiles et la suite des événements est assez plaisante. Je devais en effet trimballer cette caisse pendant plusieurs mois dans mon paquetage, jusqu'à mon arrivée à Montargis fin mars 1945 pour le peloton préparatoire à Cherchell (on ne savait pas, à ce moment-là, que ce serait Coëtquidan). Là, il s'avéra que l'EMAT (Ecole Militaire d'Application des Transmissions) n'avait pratiquement pas de cartouches pour nous faire faire du tir et je mis triomphalement mon stock personnel à la disposition des élèves aspirants venus de la 1ère Armée. Cela nous permit de faire quelques séances au champ de tir de Cepoy.

Après quelques jours, nous démontons notre cirque et allons nous installer à Fontaine lès Dijon où l'on crée le centre radio de la base 901. Ce petit centre va exister jusqu'à la fin de l'année et il y règne un état d'esprit épatant entre tout le personnel, masculin et féminin (radio, télétype et téléphone).

 Nous sommes une vingtaine sous la houlette d'un aspirant et comme tout le monde participe aux différents tours de service et fait le même travail, de l'adjudant au 2ème classe, les relations sont grandement facilitées ; de plus, nous sommes relativement éloignés du reste de la Compagnie et vivons beaucoup entre nous. Il y a bien quelques inévitables frictions, surtout entre filles, mais les plus âgés des sapeurs, réservistes parfois pères de famille, calment facilement le jeu. Il arrive même que certaines de ces demoiselles me prennent pour confident, sans doute à défaut d'aumônier.

 Le centre est installé dans une belle maison où loge le personnel féminin, au milieu d'un petit parc. C'est apparemment une ancienne institution religieuse[1], qui a dû posséder un certain confort. Il y a même des douches mais personne ne réussit à faire fonctionner le chauffe-eau, qui est une redoutable usine. Nous allons donc, à nos frais, aux bains-douche municipaux de Dijon. C'est Byzance !

 Les émetteurs télécommandés et les antennes sont installés à quelques centaines de mètres, à côté du baraquement dans lequel logent les éléments masculins du centre. Comme je me trouve être le plus ancien, je fais fonction de chef de chambrée ; mon principal souci sera d'obtenir du combustible pour le poêle car il ne fait pas chaud.

Les corvées importantes sont confiées à des représentants de la race supérieure, c'est-à-dire des prisonniers de guerre allemands dûment surveillés.

Histoire de ne pas laisser rouiller mes méninges, j'ai même le temps de donner des leçons particulières d'algèbre et de trigonométrie ; une merlinette et un adjudant en sont les heureux bénéficiaires.

Pour compléter notre connaissance du pays, nous cherchons un jour à visiter l'église qui est en fait celle du monastère voisin, dédié à Saint Bernard. La personne qui ouvre la porte à notre petit groupe (4 ou 5 garçons et filles) nous explique que le Père qui guide habituellement la visite est sourd, mais la merlinette qui est avec nous comprend qu'il est saoul ! Elle nous fait part timidement de son étonnement et nous nous gardons bien de la détromper, lui expliquant avec force détails que c'est là une vieille tradition des moins de Saint Bernardin. Elle a marché pendant au moins 5 minutes…

Avantage que j'apprécie tout particulièrement après plus d'un an d'éloignement, je peux enfin avoir des relations épistolaires régulières et abondantes avec ma famille ! Je reçois notamment des quantités de photos et peux aussi en envoyer car je trouve maintenant des pellicules, que je n'avais pas en Italie. Je reçois aussi quelques lainages, bien appréciés, et du linge de corps. Je réussis de mon côté à envoyer quelques colis de pain d'épice, car il ne manque pas dans la région.

Je reproduis ci-après textuellement quelques extraits de lettres de cette époque, qui donnent aussi bien l'ambiance de mon centre que des détails tarbais.

 Lettre de Papa du 2/11/44, pour commenter le fait que je n'étais pas encore caporal.

"En fait d'avancement, le mieux est de rester à Tarbes : notre contremaître G., ex caporal-chef radio, a commandé l'équivalent d'une section dans les guérillas FFI. Il arbore maintenant quatre ficelles[3] ; il reste heureusement à Tarbes, ce qui vaut mieux pour les types du bataillon qu'il aurait à commander. Tout cela se tassera ; déjà on ne voit plus dans les rues de héros hirsutes : on leur a donné à choisir entre le Front et l'usine ; en général, ils préfèrent l'usine. Ça ne les empêchera peut-être pas d'aller au Front le jour où on aura de quoi les armer mais ceci est une autre histoire.

"Le Comité Départemental de Libération ressemble un peu au Conseil Général, avec des prétentions à ressembler au Comité de Salut Public ; tous ces braves types, qui avaient totalement négligé de se faire mobiliser en 39, sauvent la République à longueur de journée. Heureusement qu'on les a !"

Lettre de Claude du 8/11/44.

"N'allez surtout pas vous imaginer que nous sommes de farouches guerriers. Evidemment, j'ai un mousquet (Remington 1917) et des cartouches, ça sert surtout à faire des cartons dans la nature et sur les corbeaux. C'est d'ailleurs une arme excellente, précise et sans aucun recul, moins que le fusil Gras. A part ça, on fait de temps en temps joujou avec une mitraillette ; je voudrais bien en adopter une, mine de rien.

"Nous avons des postes radio impeccables. Celui sur lequel je travaille dispose de deux récepteurs (superhétérodyne à 9 lampes !), d'un émetteur donnant 75 watts d'antenne. Ladite antenne vaut à ce poste le doux totem de "cirque".

"Notre Compagnie n'est pas endivisionnée ; elle dépend directement de l'Armée, c'est-à-dire du général de Lattre de Tassigny. Un fou qui, lorsqu'il arrive dans une caserne, fait déchausser le chef de poste pour voir s'il a les pieds propres ! A part ça, 5 étoiles et toutes ses dents !"

 Lettre de Claude du 12/11/44.

"Il commence à faire un froid de canard. Heureusement que dans la salle radio, flambe perpétuellement une vaste cheminée (-3° dehors). Par contre, j'étais à moitié sourd jusqu'à midi, grâce au charivari délicat que me déversaient mes écouteurs et au milieu duquel je distinguais tout de même le collègue d'en face."

 Lettre de Claude du 18/11/44.

"J'abandonne ma machine à écrire pour prendre mon stylo. 4 pages dactylographiées de presse, il faudra que le colonel se contente de ça pour aujourd'hui. Peut-être, avec un peu de laïus puisé au hasard dans APR ou Tass, arriverons-nous à lui donner un mètre de presse. Car nous la mesurons au mètre, sur le papier télétype qui est en gros rouleaux."

 Lettre de Claude du 4/12/44.

"Que je te décrive le spectacle présenté actuellement par mon poste, ça vaut le coup. Sur la table, derrière moi, la jeune Suzon est assise. Un mélange de cordons se croise devant moi, entre ceux des écouteurs e ceux du téléphone. Tout ça pour retransmettre de la musique au standardiste de service ! Par-dessus le marché, il faut tout le temps changer de poste car le programme ne lui convient pas souvent.

"Ah, c'est calmé ! J'ai retrouvé de la musique décente. C'est maintenant la jeune Thérèse qui est assise sur la table. A 2m50 de moi, le chef de l'un des postes radio essaie de peigner une de ses opératrices ! Pas trop de hurlements, ce qui m'étonne car il n'y va pas de main morte ! A-t-on idée, à 9h du soir ?

"En écoutant un chanteur à la radio, la jeune Thérèse vient de déclarer : "Un homme avec une voix comme ça, je tomberais tout de suite dans ses bras !" J'ai aussitôt tenté ma chance avec "Petits oiseaux…" mais sans succès…"

 Lettre de Claude du 17/12/44.

"Ah ! il est 2h moins 7. Je vais téléphoner pour que l'on mette mon émetteur en marche : nous profitons en effet d'une commande à distance. C'est fort ingénieux mais il faut un gars en permanence à l'émetteur et au groupe électrogène. On prend un "Sans spécialité".

"Ça y est. Chose extraordinaire, il y avait un télégramme, je l'entendais bien et lui aussi. Maintenant, je suis tranquille jusqu'à 4 heures."

 Les permissions ne sont pas encore accordées mais pour le dernier week-end de novembre, le capitaine me fait la bonne surprise de m'envoyer "en mission" à Paris. La mission est sûrement secrète, tellement secrète que je ne la connais pas… mais elle va me permettre d'avoir un contact direct avec une partie de la famille.

Le moyen de transport est un Dodge 6x6 de la Compagnie, dont nous sommes plusieurs à profiter ; nous embarquons aussi un glorieux libérateur de Dijon, un FFI en casquette et foulard rouge dont le répertoire musical va de l'Internationale au Drapeau Rouge en passant par divers autres chants bien-pensants. Ça nous étonne un peu car l'Armée d'Afrique est plutôt B.C.B.G., comme on le dira plus tard, mais nous n'en laissons rien paraître.

Partis de Dijon dans la matinée du vendredi nous arrivons à 17h Place de la Nation et je passe aussitôt un coup de fil à Tante Léa, qui est un peu soufflée ; je file à la CGE, rue de La Boétie, pour la prendre et j'apprécie le fait de ne pas payer le métro ! Puis nous partons vers la rue de Flandres, près de la Porte de la Villette ; en effet, en raison des destructions ferroviaires, le trajet entre Achères et Paris est compliqué et long, inacceptable pour René qui est lycéen à Condorcet, et c'est pourquoi ma tante et lui se sont installés provisoirement à Paris, dans un petit logement prêté à Tante Léa par les beaux-parents d'une collègue. Il n'y fait opas bien chaud et René met des gants pour travailler ; l'Oncle Paul, lui, continue à faire la navette entre Achères et Paris et leur apporte du charbon dans un petit sac qui en contient 5 à 6 kilos (René se souvient, cinquante ans après, que ce sac spécial était de ceux utilisés pour le transport du billon destiné à la frappe des monnaies : il avait la propriété d'être étanche). Ça me donne une idée de la difficulté de la vie quotidienne des Parisiens, que je ne soupçonnais pas.

Le lendemain matin, je vais voir Grand'mère Fouque dans le 15e ; elle est sortie pour faire ses courses et c'est sur le trottoir de la rue Auguste Chabrières que je la rencontre. Je ne la trouve pas très changée depuis 1943, il est vrai qu'elle n'était déjà pas bien grosse ! Comme je lui dis que j'ai très peu de temps à passer à Paris, elle me répond : "ils sont tous les mêmes, dans ma famille : ils viennent toujours me voir à l'improviste et ils sont toujours pressés !" Le pire, c'est qu'elle a raison ! J'améliore un peu son ordinaire grâce à quelques pains d'épices et boîtes de conserve américaines. Elle dit avec humour que sa carte d'alimentation devrait être non pas une carte V mais une carte W.

Grand'père Georges m'avait décrit, le 14/10/44, comment Grand'mère Fouque avait vécu la libération de Paris :

 "On se battit dans sa rue. Barricade au coin de la rue du Hameau. Un réservoir d'essence en flammes flambe jusqu'aux toits, tandis que hurlaient les Allemands qui brûlaient. Un obus défonça le 4ème étage, deux au-dessus de Grand'mère. Enfin, pendant quatre jours, elle ne put trouver aucun ravitaillement, pas même du pain. Privée de gaz et d'électricité, elle dut faire chauffer une quelconque bouillie sur une antique cuisinière alimentée au feu d'une chaise mise en morceaux. Mais la revanche de ton arrière-grand' mère fut grande quand elle pavoisa avec l'écharpe tricolore que portait en 1870 son grand-père, maire de Saint Léger en Yvelines, pendu puis dépendu trois fois par les Prussiens[4] sans avouer les noms des maquisards d'alors [le grand-père Jouanne]."

 Le quartier a, paraît-il, fait une ovation à Grand' mère Fouque et nous conservons précieusement, dans la famille, ce glorieux emblème de la dignité municipale de notre aïeul… et de son courage.

L'après-midi, je vais à Achères par le train de 17h30, que l'on prend à la Gare du Nord et qui passe par Argenteuil : tout un poème ! Je trouve Pépère et Mémère[5] en bien meilleure santé que l'année dernière, et le moral semble bon aussi. J'ai toutefois su plus tard, par mes parents, que mon départ "en dissidence" avait été très mal accepté par les grands-parents[6], tant à Achères qu'à Montfort ; ils ont ensuite volé au secours de la victoire…

La soirée du samedi file rapidement, de même que la journée du dimanche, et je repars à Paris le lundi matin pour y reprendre la voiture à 10 heures. Nous ne partons en fait qu'à 11 heures et rejoignons notre port d'attache vers 19 heures avec un bon brouillard sur la route, frigorifiés mais ravis.

J'écris aux parents le 2/12/44 pour leur rendre compte de cette "mission" : "Il est dommage que je n'aie pas eu plus de temps car je n'ai pas pu voir toute la famille. Je pense que vous jugerez comme moi que mon choix a été normal. Priorité d'âge, d'abord ; de plus, les lettres que je recevais et ce que vous me disiez me prouvaient que le moral était plus bas à Achères qu'à Montfort. Avec des transports normaux ou une voiture, évidemment, c'eût été différent. La prochaine occasion sera pour la Porte Bardoul[7]. Je le leur ai d'ailleurs écrit.

"En ce qui concerne une promenade à Tarbes, je ne pense pas que ce soit pour tout de suite. Ne nous berçons pas de douces illusions à ce sujet."

Faute d'aller à Tarbes, je réussis tout de même à téléphoner une fois, de mon poste radio, au bureau de Papa à l'usine ; ça ne met en jeu qu'une demi-douzaine de centraux téléphoniques et quelques complicités (à charge de revanche) ! J'ai également une communication avec Montfort.

 L'avenir commence à me préoccuper, comme l'indiquent les extraits de lettres ci-dessous :

 Lettre de Claude du 17/12/44.

"Il y a une question qui me travaille en ce moment, c'est celle du sort de la classe 43. J'ai comme une vague idée qu'elle devra aller bessif en Indochine[8]. Dans ce cas, il y aurait intérêt à être tout de suite volontaire. Ça ne ferait jamais qu'un petit voyage aux frais de la princesse. Papa, vu ses relations militaires, ne pourrait-il se tuyauter sur la question ?

 Lettre de Papa du 21/12/44, réponse paternelle pleine de bon sens.

"Tu nous parles de l'Indochine. Je conviens que la tentation est forte et c'est, à la distance près, dans le même esprit que j'étais parti au Maroc en 1925. Sois assuré que ni ta maman ni moi ne te retiendrons par des considérations sentimentales, si pénible que puisse être la perspective d'une nouvelle séparation. Mais il faut raisonner, et le point de départ de ton raisonnement me paraît fragile. Je sais d'une façon certaine qu'une dizaine de classes vont être appelées dès qu'on le pourra ; je sais aussi qu'on recrute des volontaires pour l'Extrême-Orient, en particulier chez les toubibs et probablement aussi dans toutes les spécialités ; mais e n'ai jamais entendu parler de la classe 43, pour la bonne raison que dans la Métropole, ni cette classe ni aucune autre n'a fait l'objet d'aucune mesure particulière. Et ce que je sais surtout, c'est que tu as ton avenir à préparer et que ni l'Allemagne ni l'Indochine ne sont pour toi "une fin en soi". Tu as fait le geste qu'on pouvait attendre d'un jeune Français, te voilà pris dans l'engrenage militaire, laisse-le tourner mais surtout, tiens-toi prêt à t'en dégager aussitôt que possible pour reprendre tes études au point où tu les as laissées. Et dans ce but, il faut rester le plus près possible du soleil, c'est-à-dire de Paris.

"Tôt ou tard, il y aura des libérations ou des congés, ou des sursis pour les étudiants évadés de France : ce n'est pas quand tu seras en Birmanie que tu pourras en profiter. Surtout, méfie-toi des "tuyaux". La classe 43, d'après ce genre de tuyau émis en août 43, devait être expédiée dare-dare en Allemagne, et c'est beaucoup à cause de cela que tu as pris le large. Or voici ce qui s'est passé et que tu ignores probablement : en zone nord, la classe 43 n'a été envoyée ni en Allemagne ni ailleurs : elle est restée au coin du feu et elle y est encore.

"En zone sud, les étudiants ont été mis en sursis et, le 15 octobre 1943, tes camarades reprenaient leurs cours ; ils passent maintenant leurs concours. La leçon ne te parait-elle pas suffisante ? Ne regrette rien mais profite de l'expérience.

"Tout cela, bien entendu, suppose que tu n'envisages pas l'Armée comme "solution définitive". S'il en était autrement, tout serait à revoir mais il faudrait nous le dire."

 A l'époque, je n'envisageais effectivement pas de faire une carrière militaire, l'idée ne devait m'en venir qu'à Coëtquidan.

 Le 25 décembre, l'offensive allemande dans les Ardennes attire le commentaire suivant de Papa : "si le beau temps dure un peu, les Boches vont recevoir le ciel sur la tête, et ce ne sera pas la petite promenade de 1940. Chacun son tour. Mais quelle bonne leçon pour les gens qui croyaient que c'était fini ; se décidera-t-on à nous mobiliser ? Ça ferait du bien aux petits jeunes gens qui sont allés passer trois semaines dans les maquis et se posent en sauveurs, sans compter ceux qui sont restés dans leurs pantoufles."

 Sans doute par contrecoup, je dois abandonner les délices de Capoue/Fontaine, centre qui va d'ailleurs disparaître ; je rejoins Montbéliard où se trouve le P.C. de la 1ère Armée Française, indicatif : Hirondelle.

Notre centre radio est installé à Sochaux, dans l'usine Peugeot qui, bien sûr, ne fonctionne pas. Le personnel y cantonne dans un confort relatif, comparé à celui des biffins. Il fait froid, il y a beaucoup de neige, et on perçoit d'énormes bottes récupérées sur la Wehrmacht. On y entre déjà chaussé avec les godasses U.S. aux semelles en caoutchouc, dans lesquelles on se gèle les pieds ; on met ces trucs-là pour monter la garde autour de nos véhicules, qui contiennent les émetteurs ; ça tient relativement chaud par -20° mais oblige à une démarche assez solennelle. Pour ces gardes, on a droit à un quart de gnôle !

 Lettre de Claude du 16/01/1945.

"J'ai changé de poste, à mon avantage. En effet, je suis maintenant affecté à un SCR 399, poste à grande puissance qui est un petit labo ambulant. On n'a pas à monter tout le cirque.

"Histoire d'arranger les choses, la conduite d'eau traversant notre piaule a claqué ; léger dégel, d'où inondation… Maintenant, évidemment, il regèle et on dort sur une patinoire. Heureusement que les Russes nous gagnent la guerre, tiens !"

 Je reste une dizaine de jours dans ces lieux enchanteurs, où nous sommes rejoints par notre personnel féminin, heureusement mieux logé. Nous sentons qu'il se prépare quelque chose ; je me souviens qu'un jour, le régulateur, apportant un message à transmettre, nous dit : "Ça, c'est l'ordre d'attaque des divisions blindées !" A la réflexion, je me demande bien ce qu'il en savait…

Nous replions notre bazar et je peux embarquer dans la remorque du groupe électrogène de notre SCR 399 le lit démontable que je m'étais attribué, qui me suivra fidèlement jusqu'à la mi-mars. Nous embarquons aussi un sac de 50 kg de charbon, bien que le groupe fonctionne à l'essence (mais le sapeur est méfiant, et frileux).

Le déplacement de Sochaux à Schirmeck via Remiremont et Saint-Dié ne m'a laissé qu'un souvenir assez confus. J'étais installé à l'intérieur de la cabine de notre SCR 399, assurant une liaison épisodique avec je ne sais qui et me tenant au chaud grâce au radiateur électrique prévu par l'ingéniosité américaine. Je ne profitais donc pas du paysage et le peu que j'en ai vu était froid, enneigé, et souvent démoli. Je garde notamment le souvenir blafard de Saint-Dié, que les Allemands avaient incendié en partant: nous nous étions arrêtés car un membre de l'équipage y avait de la famille qu'il voulait voir. Je revois encore cette ville française sinistrée, sous la neige et un ciel sombre…

Notre chauffeur dut faire preuve de tout son savoir-faire, dans la nuit, avec un éclairage réduit et sur des routes enneigées ; notre camion GMC, avec sa remorque, ne se conduisait pas comme une simple Jeep. Une fois arrivés, le chauffeur et moi nous payons d'audace et nous faisons délivrer un billet de logement par la Mairie, grâce à quoi nous avons une chambre magnifique, bien chauffée, au-dessus d'un bistrot et en face d'une boulangerie dont le patron possède un piano (il a fait le Conservatoire de Strasbourg).

Au voisinage de Schirmeck se trouve le sinistre camp de concentration du Struthof, récemment libéré ; on ne visite pas…

Et je prends mon service au centre radio, qui dessert le P.C. tactique de la 1ère Armée.

 Un beau matin, on crée d'urgence un équipage de poste radio pour aller assurer la liaison avec le 21ème Corps d'Armée U.S[9]., qui renforce la 1ère Armée : un SCR 299 (ensemble d'une puissance de 400W sur camionnette Chevrolet) et son groupe électrogène ; un sous-officier chef de poste et chauffeur, alsacien ; un autre sous-officier opérateur ; et un opérateur qui est aussi interprète, moi. Heureusement, nous nous connaissons depuis longtemps et nous nous entendons bien. Comme groupe électrogène nous prenons celui de mon ancien poste SCR 399 (y compris mon lit…). La durée de la mission est bien sûr indéterminée.

Au même moment, je reçois un télégramme de Papa m'annonçant les décès de Grand' mère Angèle et de Tante Hélène ; vu les distances et les conditions de déplacement, il ne m'est évidemment pas possible d'aller à Mont fort pour les obsèques. On ne me laisserait sans doute pas partir, d'ailleurs, car il n'y a pas d'autre opérateur radio/interprète disponible pour la mission. Malgré le chagrin que me cause cette nouvelle, je prends donc mes dispositions de départ.

Je commence par cavaler au hameau voisin pour récupérer le linge que j'y ai donné à laver. Evidemment il n'est pas encore prêt et je le récupère mouillé : mon principal souci sera donc, les jours suivants, d'arriver à le faire sécher pour l'empêcher de moisir.

En passant à Barr, bref arrêt chez une parente de notre chef de poste, qui nous offre le thé. Puis on continue et à je ne sais quel carrefour, nous trouvons un officier de notre ancienne Compagnie, le capitaine Gallard, qui est l'"officier de transmissions personnel du Général de Lattre de Tassigny ; il donne ses instructions à notre chef de poste pour la suite de notre mission.

Le soir, on fait étape à Sélestat, qui reçoit de façon irrégulière et en des points aléatoires, des obus en provenance, nous dit-on, de la Ligne Siegfried. Intéressante berceuse. Je dors à l'intérieur de notre camion radio.

Le lendemain, nous arrivons à Ribeauvillé, but de notre équipée, où se trouve le P.C. US (nom de code : Cotter Key[10]). Nous y trouvons l'officier de liaison français (en fait, un lieutenant-colonel et un lieutenant) et l'équipe de chiffreurs qui va travailler avec nous. On installe notre récepteur en salle radio, la télécommande, et on établit la liaison, puisqu'on est là pour ça. Il fait bien entendu un temps de cochon.

Nous assurons notre logement dans le grenier d'une maison voisine où nous sommes accueillis avec un large sourire grâce au sac de charbon que je transporte depuis Montbéliard. Je peux enfin faire sécher mon linge.

Une fois de plus, la comparaison entre les moyens US et les nôtres est édifiante. Pour un poste SCR 399, nous avons en général trous ou quatre personnes, dont le sous-officier chef de poste. Pour le même poste radio, les Américains ont une bonne demi-douzaine de gars, un camion GMC en plus de celui de la station radio, le tout commandé par un sous-lieutenant. Nous fonctionnons aussi bien, mais en nous fatiguant peut-être un peu plus.

Les gens du QG américain avec lesquels j'ai à régler les questions pratiques sont très étonnés de la modestie du grade de l'interprète, qui prend les décisions tout seul, par délégation. Mon homonyme, lui, est un "warrant officer", l'équivalent d'un aspirant.

Le lendemain de notre installation, on repart (mon linge n'est pas sec !). J'ignore par où nous avons bien pu passer mais à la nuit tombée, nous sommes dans les faubourgs de Colmar, à la recherche de notre P.C.; notre petit convoi finit tout de même par y arriver. C'est assez pagayeux, au point de recevoir les pélots de l'artillerie de campagne boche : un GMC américain flambe à 30 mètres de notre bagnole ! C'est peu courant dans un P.C. de Corps d'Armée, mais le plus fort est qu'on garde malgré tout la liaison.

Le lendemain matin, installation dans un endroit plus calme, où l'organisation américaine fait merveille. Cuisine installée, réfectoire sommaire sous tente, repas chauds. Tout le monde se fait servir au même endroit et j'ai la surprise, en allant prendre mon breakfast, de me trouver, dans la queue, derrière le Général Milburn, Commandant du Corps d'Armée.

On ne lésine pas sur les moyens : comme je demande à compléter mes pleins d'essence, le lieutenant américain qui nous a en charge m'octroie un camion complet de jerrycans. Nous en laisserons…

 Une fois notre mission terminée, l'officier de liaison français nous renvoie à notre base. En quittant Colmar par la route de Strasbourg, on traverse des patelins sévèrement amochés. Je me souviens en particulier d'Ostheim, pratiquement rasé, et avec des cadavres de bestiaux dans les prés voisins… On croise d'imposantes colonnes de chars de la 5e DB.

Au passage, nous nous arrêtons à nouveau à Barr, mais cette fois plus longuement car nous sommes les glorieux libérateurs de Colmar. Grâce à notre chef d poste, qui apparemment connaît tout le monde dans le pays, nous nous installons chez Klipfel, gros viticulteur du coin, qui tient pratiquement table ouverte pour les Alsaciens d'Afrique et leurs copains. Dîner dans la grande salle à manger, le grand-père Klipfel assis au haut bout de la table. Le lendemain, nous repartons, lestés de quelques bonnes bouteilles. Depuis cette époque, je suis resté fidèle à cet excellent fournisseur de vin d'Alsace.

Nous saluons de loin al flèche de la cathédrale de Strasbourg mais n'allons pas dans la ville.

Une fois de retour à Schirmeck, je loge dans une nouvelle thurne, elle aussi très correcte, avec un gros poêle, dans laquelle j'installe le lit pliant que je transporte consciencieusement dans ma remorque depuis Montbéliard. Le temps est toujours infect, il pleut et la gadouille envahit partout.

Je vais aussi percevoir ma solde de la dernière quinzaine de janvier et je constate avec intérêt que je suis diminué de trente francs pour cause d'impôts ! On est plein d'attention pour les libérateurs…

 Notre stabilité dure peu et nous nous regroupons sur Guebwiller où se trouve maintenant le PC de la 1ère Armée. Le centre radio que nous y exploitons est important et tourne à plein régime ; les récepteurs sont "en ville", dans les bâtiments d'une école où se trouve le Centre de Transmissions, et les émetteurs télécommandés sont à quelques kilomètres, dans une usine textile momentanément inutilisée. C'est également là que je loge, assez confortablement ; j'arrive à me fabriquer une sorte de matelas avec les résidus de l'ancienne activité de l'usine, et je remets en état une vieille cuisinière, grâce à laquelle je fais ma toilette à l'eau chaude !

On révise les matériels, qui ont plus ou moins souffert, on complète les dotations, on nettoie, on astique ; les inspections et les contrôles se succèdent, on nous entraine même à lire au son en portant le masque à gaz, ce qui est inconfortable. Je pense qu'il devait y avoir des inquiétudes générales car Papa m'écrivait à cette époque : "soigne ton masque à gaz, ça pourrait venir".

Toutes les nuits, le ciel est rempli de l'impressionnant vrombissement des centaines de quadrimoteurs qui passent à haute altitude pour aller bombarder l'Allemagne[11]. Bref, on se prépare à franchir le Rhin, mais je ne participerai pas à cette dernière phase de la campagne.

 En effet, quelque temps auparavant, j'avais fait, par principe, une demande pour aller suivre un stage de préparation aux E.O.R. dont la rumeur publique m'avait appris l'imminence ; je n'avais que peu d'illusions sur mes chances car les radios étaient une denrée précieuse que les commandants de compagnie gardaient jalousement.

Ô surprise, je suis un matin convoqué d'urgence au bureau de la Compagnie pour y apprendre que je dois me présenter le lendemain à Belfort où ce fameux stage vient de commencer. Le véhicule de liaison du vaguemestre m'y conduira.

Je rassemble donc mes affaires, j'abandonne mon lit pliant, je fais mes adieux à mon 399 et surtout aux copains et aux merlinettes, que je connaissais pour la plupart depuis Douera ; on espère bien se revoir.

 



[1] En fait, il s'agit du château et de la basilique Saint Bernard. Le château, largement modifié, vit naître Saint Bernard et devint couvent au 17e siècle. L'église date des XIV et XVIe siècles.

[2] Disparues en totalité, hélas !

[3] Soit le grade de commandant.

[4] Une embuscade qui fit deux morts chez les Prussiens en octobre 1870, engendra des représailles. Il y a plusieurs versions de cette histoire, à chacun de se faire son opinion. Selon une version, à Saint Léger en Yvelines, "ils pendirent le maire par son écharpe à la porte de sa mairie" (L.P. Rolin. La Guerre dans l'Ouest : campagne de 1870-71. Paris, 1874). Selon l'autre version, "le Maire d'abord avait été pendu par son écharpe (elle se rompit, heureusement) à la porte de sa mairie"(G. Desjardins. Tableau de la guerre des Allemands dans le département de Seine et Oise. Paris, 1873).

http://www.stleger.info/les72StLeger/region4/78.1870/78.1870.htm

Selon une 3e version, qui semble la plus fiable, "quatre soldats allemands "se dirigèrent sur St Léger…, envoyés par leur colonel pour chercher le maire de St Léger qui devait se rendre en écharpe au Perray où se trouvait le régiment.

"Après avoir requis une charrette dans le village, ces hommes emmenèrent M. Jouanne, le maire de St Léger, âgé de 67 ans, et à son arrivée au Perray le mirent au poste. Le colonel était à déjeuner ; on attendit son arrivée pour décider le sort du prisonnier. Pendant le repas du colonel, les soldats s'emparèrent de M. Jouanne…, l'outrageant, lui crachant au visage et le pendant à deux reprises avec son écharpe, la troisième fois on le pendrait tout à fait. Le colonel enfin parut, menaça vivement M. Jouanne et le fit relâcher : vers 4 heures, le prisonnier put revenir à St Léger.

"Le village était en alarme : malgré le dévouement du curé, M. Cucural, qui avait fait de son mieux, on avait fusillé trois habitants de St Léger… Jouanne, de retour du Perray, calma la population et donna la sépulture aux trois morts.

"Le 18 octobre, les Prussiens vinrent faire à St Léger une réquisition de vivres. Jouanne était à labourer dans la plaine à 2 kilomètres. Les Allemands allèrent le chercher, le firent monter sur son cheval et le ramenèrent au galop à coups de plat de sabre, tantôt sur l'homme, tantôt sur l'animal.

"Le 12 novembre, ils revinrent encore pour des réquisitions de vivres.

"Ils prirent le maire de St Léger chez lui, à 9 heures du matin, pour les accompagner dans les pays voisins, le menaçant de mort s'ils rencontraient des francs-tireurs.

Jouanne était en sabots ; à jeun, il allait doucement. On le força à hâter le pas, à coups de plat de sabre, puis comme il ne marchait pas assez vite, ils voulurent l'attacher à la queue de leurs chevaux, mais ils y renoncèrent.

"La course dura 3 heures. Au bout de ce temps, M. Jouanne, exténué de fatigue, tomba. "Les Prussiens le laissèrent à terre. Le maire de St Léger, vers la fin du jour, put regagner la ferme de Planet, où on lui donna l'hospitalité. Enfin, le soir, il rentra à St Léger…

"Récemment, je suis allé m'incliner devant la tombe de Gabriel Alexis Jouanne…, mort le 21 janvier 1874." (Félix Lorin, Histoire de Saint Léger en Yvelines, In : Mémoires et documents publiés par la Société archéologique de Rambouillet, 1928, pp. 180-183).

http://www.stleger.info/les72StLeger/region4/78.histoire.htm

ou http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k454190h/f177.image

La tombe de Gabriel-Alexis Jouanne, décédé en 1874, se trouve à Saint Léger.

[5] Les grands-parents Pourlier.

[6] Raison pour laquelle, après la mort de Mamie, Claude prendra l'initiative regrettable de brûler toutes les lettres de ses grands-parents de cette période.

[7] Montfort l'Amaury, où vivaient les grands-parents Monbeig.

[8] Le Japon, qui était encore loin d'avoir capitulé, occupait l'Indochine.

[9] Le 21ème CA a été affecté à la 1ère Armée Française le 29 janvier 1945, à la demande du Général De Lattre, pour dégager Colmar, ce qui sera fait dès le 2 février. La libération de l'Alsace se poursuit rapidement. "Dans la bataille de Colmar, la Première Armée française a engagé près de 300 000 hommes dont 125 000 américains. Cette bataille a coûté la vie à 2 137 combattants, dont 1 595 français, et fait 11 253 blessés, dont 8 583 français. Il faut y ajouter 7 115 hospitalisés, dont 3 887 français, pour accidents, gelures, problèmes sanitaires divers. Les pertes ennemies sont estimées deux à trois fois plus nombreuses et 20 000 prisonniers furent faits. La 19ème Armée allemande fut, pratiquement, anéantie". http://rhin-et-danube.fr/wordpress/?p=634

[10] Clavette.

[11] Le bombardement de Dresde, entre autres, eut lieu les 13, 14 et 15 février : 1300 bombardiers larguèrent 3900 tonnes de bombes, il y eut entre 23000 et 25000 morts.

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