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Mémoires d'un artilleur
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28 août 2017

Evasion de France, 7. Italie

En provenance d'Alger la Blanche, nous sommes arrivés à Tarente après une traversée impeccable sur le Ville d'Oran, bateau rapide qui ne naviguait pas en convoi et comptait sur sa vitesse pour échapper, seul, aux sous-marins. On naviguait tous feux éteints ; seuls les navires hôpitaux étaient brillamment éclairés.

Outre notre détachement, il y avait à bord d'autres Français, des Anglais et des Canadiens. L'appareillage avait eu lieu dans l'après-midi et, le soir venu, des chants divers jaillirent spontanément. C'était sympathique mais comme je trouvais que ça faisait un peu désordre, mon sang de meneur de jeu scout ne fit qu'un tour et je réussis à faire un chœur interallié à peu près correct, en faisant chanter à quelques centaines de gars des valeurs sûres :Alouette, gentille alouette… , You are my darling, my only sunshine et autres chansons communes à cette époque à toutes les armées alliées. Cela fit passer un bon moment et permit à certains, notamment des réservistes pieds noirs, de dissiper le léger cafard causé par l'éloignement de leur famille.

En prévision de la traversée et du séjour annoncé dans un camp de transit anglais avec comme seule boisson du thé, nous avions, avec quelques copains prudents et constamment assoiffés, pris sous notre protection une nourrice destinée au transport de la boisson (intérieur émaillé) et remplie au départ de 20 litres de moscatel.

A l'arrivée à Tarente, nous pouvons admirer, au mouillage, quelques beaux navires de guerre italiens.

Nous passons quelques jours dans le camp de transit anglais, logés sous de grandes tentes, et essayons de visiter un peu la ville, mais nous ne voyons pas grand'chose d'intéressant car l'accès aux vieux quartiers ets interdit par les inscriptions "Off limits" et "Out of bounds". L'autorité militaire alliée veille sans doute autant sur notre sécurité que sur la pureté de nos mœurs (et sur notre santé, nous expliquera-t-on avec insistance). Je me souviens d'avoir entrevu de loin une statuette religieuse fleurie, placée dans une niche à l'angle d'une maison dont le caractère accueillant ne faisait aucun doute… Premier contact avec les contrastes de ce pays où la pouillerie côtoie constamment la beauté.

Au camp de transit, la nourriture est bonne mais les rations de pain sont un peu faibles pour les Français. Les cuistots anglais nous ont repérés et, avec un large sourire, nous disent "Oh you French, plenty of bread !" en nous donnant généreusement deux tranches de pain au lieu d'une.

Nous abandonnons Tarente et rejoignons Naples, en partir par le train. Voici la description du trajet envoyée à mes parents en octobre 1944[1] : "Je vous signale qu'en Italie,, ce ne sont pas les voyageurs qui sont dans les wagons, ce sont plutôt les wagons qui sont contenus à l'intérieur d'un amas invraisemblable d'individus crasseux. Il y a des gens sur les marchepieds, les tampons, les toits. J'ajoute que les conquérants ont droit à des wagons spéciaux : ils sont à l'intérieur. En Italie, les Français ont la grosse cote, due surtout à la peur. Il suffit de parler de Marocains pour remplir les macaronis d'une terreur salutaire ; c'est que les goums leur en ont fait voir de toutes les couleurs !"[2]

Nous rejoignons enfin par la route la Compagnie 807/1, qui est la Compagnie d'Exploitation des Transmissions au niveau du C.E.F., et je suis affecté à la section Radio.

 Nous arborons fièrement, en plus de l'insigne du C.E.F., l'écusson tricolore France qui indique notre appartenance à l'Armée d'Afrique ; nous voisinons en effet avec des troupes de multiples nationalités, Anglais, Américains, Néo-zélandais, Indiens, Portugais, Brésiliens, Polonais, même des Italiens depuis qu'ils ont changé de camp… et j'en oublie sûrement.

Nous faisons connaissance avec les conserves américaines, les rations K[3], individuelles, que l'on perçoit seulement pour les déplacements ; des rations collectives diverses (les "C" sont particulièrement appréciées parce qu'elles contiennent du poulet), et les boîtes individuelles, meat and vegetable stew, meat and nooddles, meat and beans et autres pork ans sausage,[4] que nous rangeons sous le vocable collectif de BEANS et qui, je ne sais pourquoi, est devenu le synonyme de "pagaie noire". Ces boîtes, dont nous nous lassons, constituent une monnaie d'échange appréciée avec les populations locales, tout comme les cigarettes et le chewing-gum. Bien entendu, il y a aussi des rations sans porc pour les Musulmans : les tirailleurs marocains, algériens, tunisiens comme les goumiers constituaient en effet l'essentiel de notre infanterie ; à la compagnie même nous avions une section indigène.

Nous retrouvons le matériel américain que nous connaissons, et en plus, divers matériels récupérés sur l'ennemi pendant la campagne de Tunisie. Je pense en particulier à un magnifique ensemble Marconi, dont on débarquait généralement le matériel pour l'installer en station fixe et dont le semi-remorque servait alors d'autobus pour transporter le personnel entre le cantonnement et le centre radio. Il y avait aussi un impressionnant groupe électrogène Diesel (50 kW, je crois), dont la mise en route exigeait deux hommes solides pour tourner son énorme manivelle.

Nous regardons avec respect le half-track radio portant la plaque à 5 étoiles ; le général Juin l'utilise rarement, il est vrai, car il préfère la Jeep, mais l'équipage a pour mission de "coller" à la Jeep et c'est, parait-il, très acrobatique car le patron fonce !

Les anciens de la compagnie nous racontent ce qu'a été leur campagne d'hiver car ils sont arrivés, eux, dès novembre 1943, avec les premiers éléments du CEF ; ce fut extrêmement boueux, selon leurs souvenirs.

Quelques anecdotes savoureuses, comme par exemple celle-ci. Pour régler une quelconque histoire d'organisation du cantonnement, le capitaine dit à l'adjudant de Compagnie : "vous règlerez ça avec le podestat", titre que porte en Italie le maire d'un patelin. Mais l'adjudant l'ignore et au bout d'un certain temps, il revient dire au capitaine que le dénommé "Lepodesta" ne fait pas partie de la Compagnie et qu'il ne l'a donc pas trouvé…

On nous recommande aussi de surveiller attentivement nos automobiles quand nous allons "en ville". En effet, lorsqu'une unité perd un véhicule pour une raison quelconque, il est beaucoup plus simple d'en voler un que de faire un rapport qui attire automatiquement des ennuis ; c'est un sport qui se pratique couramment et nous faisons comme les autres, étant admis qu'il vaut mieux faucher les véhicules d'une unité américaine : ils en ont tellement, nous affirme-t-on, qu'ils ne s'en aperçoivent même pas. Le service auto de la Compagnie est bien rôdé et sait très rapidement maquiller les numéros et créer un cahier de bord en règle…

 Je n'ai pas tenu de carnet de route pour la période fort agitée qui suivit et je ne vais donc pas décrire par le menu mes pérégrinations, qui ne sont que le reflet des déplacements successifs du P.C. du Général Juin à partir de Sessa-Aurunca, d'autant que le simple opérateur radio que j'étais avait pour souci principal de bien transmettre et recevoir les messages malgré le brouillage et la fatigue (pour le reste, matériellement, ça allait). Mais le fait que notre centre radio se déplaçait vers le Nord était rassurant et nous sentions tous que les choses se passaient bien ; nous savions malgré tout, par les liaisons qu'il nous arrivait d'avoir avec les P.C. divisionnaires, par ailleurs peu éloignés, que nos succès avaient coûté cher.

Les murs des villages en ruine que nous traversons portent encore les mots d'ordre de la propagande fasciste : Credere, oebdere, combatere (croire, obéir, combattre). Quelle dérision quand on voit la misère de la population durement éprouvée par la guerre ! C'est encore plus criant dans les villes, même les bourgades, où des enfants racolent les soldats en vantant les charmes tarifés de leur sœur, voire de leur mère… Mais attention aux "coups de pied de Vénus[5]", parait-il.

Pas de difficultés pour nos rapports avec la population civile : en mélangeant le latin, le français, l'espagnol et un peu de vocabulaire, j'arrive à fabriquer du pseudo-italien, suffisamment en tout cas pour commander "une botteglia de vino blanco".

Saluant Rome de loin, j'arrive par bonds successifs jusqu'aux environs de Sienne, dans un patelin dont j'ai oublié le nom, toujours dans mon centre radio. C'est la main sur le manipulateur et les écouteurs aux oreilles que je suivrai la bataille du Garigliano, la marche sur Rome et la poursuite jusqu'à Sienne. Notre installation matérielle est en général convenable, dans des cantonnements divers mais toujours "en dur", même si les vrais lits sont rares. Lors de déplacements, il m'arrive de dormir dans la confortable cabine du poste radio SCR 399.

C'est seulement après juillet, après la dissolution du C.E.F., que nous nous préparons à devenir l'Armée B, future 1ère Armée Française, et que nous pouvons souffler un peu.



[1] Lettre non retrouvée.

[2] Claude ne semble aucunement perturbé par le fait qu'en1944, des membres du corps expéditionnaire français, Goumiers marocains, et soldats algériens, tunisiens et sénégalais, se rendent coupables de très nombreux viols et crimes en Italie centrale et méridionale, en particulier dans les environs du mont Cassin.

[3] Les rations K comprenaient trois repas, petit déjeuner, déjeuner, dîner.

Petit déjeuner : entrée en conserve (jambon haché et œufs, pain de veau), biscuits, pâte de fruits ou barre de céréales, comprimés de purification d'eau, quatre cigarettes, chewing-gum, sachet de café instantané, et sucre.

Déjeuner : entrée en conserve (fromage fondu, jambon ou jambon et fromage), biscuits, 15 tablettes de lait malté (au début) ou cinq caramels (par la suite), sucre, quatre cigarettes et une boîte d'allumettes, chewing-gum, et un paquet de boisson en poudre (arôme citron, 1940, orange 1943, ou raisin 1945).

Souper : conserve de viande (pâté de poulet ou de porc avec des carottes et des pommes, ou bœuf et pain de porc, ou saucisses), biscuits, une barre chocolat de 60 g, barre de chocolat, paquet de papier toilette, quatre cigarettes, chewing-gum, cube de bouillon ou paquet de soupe en poudre.

Au total, les trois repas fournissaient entre 2830 et 3000 calories, selon les composants. L'uniforme de l'armée américaine M-1943 avait de grandes poches qui ont été conçues pour être capables de contenir une boîte de ration K.

[4] Ragout de viande et légumes, viande et nouilles, viande et haricots, porc et saucisse.

[5] Les maladies vénériennes.

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