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Mémoires d'un artilleur
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12 mai 2017

Evasion de France-2.

En Bigorre.

 Cette histoire commence le 24 août 1943, jour présumé de mon départ aux Chantiers de Jeunesse. Je m'engage sur la pente savonnée de la dissidence et je deviens donc, de ce jour, un "insoumis". Il paraît que ça devait me valoir (comme à d'autres) une condamnation à dix ans de travaux forcés, heureusement par contumace. Mais quelques années après, alors que j'étais déjà sous-lieutenant, Papa devait être convoqué à la gendarmerie de Tarbes où on lui demanda où se dissimulait son mauvais sujet de fils ! Sa réaction vis-à-vis des braves pandores fut, paraît-il, empreinte de vivacité (c'est une litote…). L'adjudant-chef, qui connaissait papa de longue date et avait été son complice dans la Résistance, étouffa rapidement ce pas de clerc de l'autorité militaire !

 Jeudi 26 août. Alerte ! Il y a, paraît-il, une descente de police dans les environs. Je reste au lit, muni d'un certificat médical attestant que je suis "atteint d'entérocolite aigüe". En fait, c'est une fausse alerte, néanmoins, il est préférable de changer d'air et Papa va me trouver un point de chute.

 Samedi 28 août. Départ pour la campagne à 15h30. Arrivée à Maubourguet[1] vers 19h15. Je dîne chez le camarade Weill et couche chez un boucher-hôtelier. Weill était un routier Eclaireur de France, un peu plus âgé que moi, dont j'avais fait la connaissance pendant l'été 1941, à l'occasion d'un grand camp de district à Arudy. Son totem était Toucan. Il était étudiant et avait appartenu à la troupe théâtrale EDF de Bordeaux, "Les Troubadours d'Aquitaine" ; il nous enseigna notamment Caracalla[2] ! Il s'est, lui aussi, évadé de France, et s'est engagé à la 2e DB au Maroc. Il a renoncé aux EOR pour suivre la Division Leclerc et a été tué, comme radio de char, au lendemain de la libération de Paris, lors de l'attaque du Bourget, le 28 août 1944.

 Dimanche 29 août. A 7h, départ en vélo avec M. Destout et Mlles Janine et Yvette Ducru. Arrivée à Isotges[3] vers 9h. L'après-midi, pêche au filet dans l'Arros et baignade générale.

 Lundi 30 août. Le matin, je vaccine les lapins parce qu'il y a une épidémie de je ne sais quoi : première injection sous-cutanée de 1 cm3. Puis nettoyage des clapiers, rendu nécessaire par les nombreux décès des habitants. L'après-midi, nettoyage et binage dans le jardin.

 Mardi 31 août. Suite du nettoyage du jardin et travaux agricoles divers.

 Mercredi 1er septembre. Jardin le matin. Les ouvriers agricoles ont arrosé la fin du dépiquage[4] et sont saouls comme toute la Pologne. Grandes discussions, moitié en patois et moitié en français. Le soir, affût aux lapins qui ne donne rien.

 Jeudi 2 septembre. Coup de téléphone de Papa m'avertissant d'avoir à rejoindre mon port d'attache l'après-midi. Exécution du mouvement via le train et le vélo, mais ce n'est pas encore le vrai départ. En attendant, je serai hébergé chez Mme Hugonneau. Je fais la connaissance de Henri Lelong : Saint-Cyrien de la promotion 1942 Croix de Provence, il est déjà sous-lieutenant, cavalier et "fana basane"[5]. Il a été aiguillé sur la même filière Deuxième Bureau, vient de Touraine où réside sa famille et est planqué quelque part à Tarbes.

 Lundi 6 septembre. Re-départ pour Isotges, par vélo et train. On coupe les cimes de maïs puis on vendange, d'où une étude expérimentale des propriétés du vin nouveau. Je poursuis des travaux pratiques d'agriculture appliquée, ce qui me maintient en bonne forme physique. J'ai également l'occasion de participer discrètement à une réception de parachutage de conteneurs divers dont j'ignore le contenu, sans doute des armes. Détail curieux, ce fait m'a été mentionné lors de l'enquête de sécurité que j'ai subie en 1964 pour obtenir mon habilitation C.E.A.[6] C'est aussi pendant ce séjour que j'ai pour la première fois en mains une mitraillette STEN[7]. C'est un engin rustique, horriblement dangereux pour l'entourage, la culasse mobile ayant la mauvaise habitude de repartir toute seule en arrière en cas de choc sur la crosse (si on peut appeler ainsi un bout de ferraille replié), réarmant la bête et faisant partir dans le décor une rafale involontaire ; heureusement, je n'ai eu droit qu'à une présentation statique, avec démontage et remontage.

 Jeudi 9 septembre. A 14h10, coup de téléphone paternel : prière de prendre le train à Tarbes à 18h, direction Toulouse. Je pars à vélo et trouve Papa à Maubourguet avec une auto. Je passe à la maison, place de Verdun, pour compléter mon sac à dos avec du linge et quelques vivres ; je laisse ma carte d'alimentation à Maman mais j'emporte une carte de visite de Papa, qui devait se révéler un précieux sésame dans les agences CGE. Je me munis aussi du carnet d'adresses CGE. Puis j'embrasse Jacques dans son berceau, et Maman qui a du mal à maîtriser son émotion ; moi, je ne m'en rends pas compte, je ne pense qu'à l'aventure qui m'attend. Jean regrettera de n'avoir pu me dire au revoir, lui aussi, mais je pense à la réflexion que les parents ont eu raison de ne rien lui dire alors car un policier qui connaît son métier n'en a pas pour longtemps à tirer gentiment les vers du nez d'un garçon de onze ans. Dure nécessité du cloisonnement !

Un vélo-taxi m'emmène à la gare où je retrouve Henri Lelong. Papa nous accompagnera jusqu'où il pourra. Il était, je pense, chargé de veiller au bon déroulement de l'opération, comme devait me le confirmer, beaucoup plus tard, Mme Lelong mère.

Nous allons à Foix et prenons des billets aller ET retour, pour prouver, en cas de contrôle de police, que nos intentions sont pures ! Prétexte du voyage : Papa, sous-directeur de l'usine de l'Electro-céramique à Bazet, était en mission et allait voir dans la région de Foix un de ses fournisseurs (de talc ou de feldspath, je crois) ; nous l'accompagnions en tant qu'étudiants, pour nous instruire en géologie ariégeoise. Il est possible que, par prudence, Papa ait effectivement fait cette visite après notre départ.

Nous dînons au wagon restaurant et arrivons à Toulouse à 21h. Nous ne sortons pas de la gare et il faut tuer le temps jusqu'au lendemain, 5h30, heure du train pour Foix. Vidés du buffet à 23h30, nous avons la veine de trouver un wagon "nacht Mulhouse" qui nous offre des banquettes relativement confortables.



[1] 28 km au nord de Tarbes.

[2] Pièce parodique en un acte, de Dumanoir et Clairville, sur la Rome antique.

[3] A 22 km au nord de Maubourguet.

[4] Faire sortir le grain de l'épi en le foulant ou en le passant sous un rouleau.

[5] = passionné d'équitation 'de "fana" et "basane", cuit recouvrant une partie du pantalon d'équitation et, par extension, l'équitation.

[6] Commissariat à l'Energie Atomique.

[7] La mitraillette Sten (modèle Sten Mark II, en réalité un pistolet-mitrailleur) est une arme fabriquée en Angleterre à partir de 1941. Elle est facile à démonter et à entretenir, légère et maniable, pratique d’utilisation, à tel point que l’on disait à l’époque qu’elle pouvait être faite par n’importe quel garagiste. Parachutée par les Alliés dans des containers sur le territoire français, la Sten permet aux résistants de se doter d’une puissance de feu nouvelle. Grâce à sa petite taille, elle se dissimule aisément. Pourtant la Sten a plusieurs défauts. Elle doit se manier avec précaution car elle peut s’enrayer facilement et surtout, une fois armée, elle peut déclencher une rafale de balles à l’improviste.

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