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Mémoires d'un artilleur
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31 décembre 2015

Barrage d'Eguzon.

Lettre de Charles Bernier, ingénieur directeur des travaux du Barrage d'Eguzon.

 

 Toulon, le 30 juin 1921.

Mes chers enfants, je suis arrivé de Paris ce matin et ne suis nullement fatigué par ce grand voyage. Je ne veux pas tarder à vous mettre au courant de ce que nous avons décidé concernant le grand événement qui se prépare pour nous[1]. C'est aujourd'hui décidé, j'ai donné avant-hier 28 mon acquiescement définitif à M. Mercier, mais il y a eu de notre part beaucoup d'hésitation. Maman vous a dit en effet que nous avions été déçus tant à Eguzon qu'à Argenton par l'absence de logement convenable ; or je ne voulais absolument pas sacrifier à mon désir de m'atteler à une belle œuvre le bien être de votre maman et je sentais très bien que cette dernière (qui n'osait pas me le dire parce qu'elle me voyait désireux d'accepter en raison de la satisfaction professionnelle) n'avait rien trouvé de convenable dans tout ce que nous avions vu ou qu'on avait préparé à notre intention.

J'ai donc fait part de notre hésitation à M. Mercier[2] qui, sans hésiter et pour manifester encore une fois son grand désir de m'avoir, a décidé de nous construire immédiatement la maison telle que nous la comprenions – rez de chaussée et étage sur cour, 4 pièces en bas, 4 pièces en haut, grenier, jardin, resserre, accessoires, le tout sur le bord même de la Creuse, à 200 mètres du chantier, dans un site choisi et de façon que je puisse être souvent avec maman et que je ne sois pas exposé à prendre froid en restant trop longtemps en route ou en auto.

Il va sans dire que malgré cette proximité, une Renault (12 HP modèle 1921) sera mise à ma disposition avec faculté, bien entendu, d'en faire profiter Madame Bernier (ou ses invités).

1921-Renault 12

Maman trouvait dans cette combinaison la perspective de pouvoir me surveiller constamment et oubliant ce que pourrait avoir de désagréable pour elle l'habitat loin d'une agglomération (autre que celle du chantier), considérant d'autre part qu'on nous a promis l'installation d'un magasin d'approvisionnement (tel Potin) à 100 m de notre villa, nous avons décidé d'accepter après avoir bien réfléchi lundi soir et mardi matin.

Je serai donc "l'Ingénieur Directeur des Travaux", avec appointements de 3000 par mois, avec un Ingénieur adjoint et les conducteurs nécessaires.

La société s'appelle Union Hydro-Electrique (U.H.E.), elle est constituée au capital de 88 millions avec M. Mange, Directeur du P.O. comme Président du Conseil, M. Mercier comme administrateur délégué et M. Laporte, ingénieur (promo 1890) comme Ingénieur en Chef directeur à Paris.

Le travail est tout ce qu'il y a d'intéressant et la visite au chantier samedi dernier a produit sur moi l'effet que produit sur un vieux cheval de course son retour sur l'hippodrome. Il s'agit d'un barrage de 60m de hauteur, produisant derrière lui un remous[3] de 17 km de longueur (beau lac). Utilisation de la tranche supérieure de 18 mètres formant un cube de 45 millions de mètres cube, 6 groupes turbo-alternateurs, par conséquent 6 prises (2m50 de diamètre chacune). Le débit de la Creuse varie entre 1 et 900 m3 (une paille), gare aux crues exceptionnelles !

Le terrain est du gneiss à amphibole, un peu fissuré mais sain. Les fondations sont ébauchées et la dérivation faite pour 600m3 ; une usine électrique a été établie à 600m en amont au moyen d'une chute de 5 à 6 mètres qui permet de fournir à l'entreprise l'énergie nécessaire à la conduite de son chantier (3 à 400 HP[4]).

Une cité ouvrière existe en aval avec de beaux baraquements. Bref, superbe chantier et travail ultra-intéressant, auquel les pouvoirs publics sont fort sympathiques en raison de ce que ce sera la première énergie hydraulique amenée dans la capitale.

Maman a consenti sans arrière-pensée, je puis vous le dire, mais elle était heureuse de me voir content. M. Mercier était encore plus heureux que moi et on aurait dit vraiment que c'était moi l'embaucheur.

J'ai éprouvé de très grandes satisfactions morales, mes chers enfants, à constater l'estime dans laquelle on voulait bien me tenir car, chose plus surprenante, nos grands chefs de la Compagnie ont eu pour moi des mots vraiment gentils.

M. Bartan [?] lui-même (qui a sauté en l'air lorsque M. Glasser[5] lui a annoncé cette nouvelle) – il est d'ailleurs retombé sans se faire mal – a été finalement aimable après avoir eu l'air de me reprocher ce départ anticipé ; mais M. Glasser a été vraiment très bien.

Il est convenu que j'irai passer 3 à 5 semaines à Eguzon (centre touristique) en août-septembre pour installer mon service, que je reviendrai à Toulon et que ma mise à la retraite ne partira que de janvier, lorsqu'on aura l'impression que je peux me retirer sans inconvénients trop graves, tout en promettant de faire des sauts à Toulon si nécessaire.



[1] Une retenue, plutôt.

[2] Soit 220-295 Kilowatts. Charles Bernier utilise comme unité le "cheval-vapeur".

[3] Edouard Glasser, X 1892.



[1] Il s'agit de la prise en charge de la construction du barrage d'Eguzon, avec installation de Charles et Antoinette Bernier à la villa Chantecreuse.

[2] Gustave Mercier, X 1897, chargé de la construction du barrage de Dardennes, où il connut Charles Bernier, et administrateur délégué de l'UHE. Voir La Jaune et la Rouge n°141 (1960).

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