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Mémoires d'un artilleur
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28 octobre 2010

Dur travail.

Mardi 16 mai 1944. Jacques Pouyat est en Allemagne depuis le mois de mars 43. Au début, car il a déjà changé quatre ou cinq fois d'emploi, il était à Wögl, à 35 km de Kitzbühel, mais il n'était pas bien, il a changé d'emploi. Plus tard, il est venu à Kitzbühel, à la laiterie, mais, alors qu'il avait une place épatante, ça n'a pas pu gazer avec le patron qui l'a envoyé à l'Arbeitsamt qui l'a aussitôt placé à l'Hôtel Reisch am Horn[1], un hôtel situé à 1800 mètres d'altitude au moins, et auquel on n'a accès que par un sentier muletier. Il est donc à deux heures et demie de Kitzbühel, perdu dans la montagne. Il y a là-haut, aussi bien que j'aie pu le comprendre, un très grand hôtel qui ne fait que la saison d'été, son hôtel avec une annexe en contrebas (assez bas), et quatre ou cinq maisons de paysans. L'hôtel où il est employé, ainsi que deux Ukrainiennes, une Autrichienne et un "Sud-Tyrol" (c'est un type qui en sait pas s'il est italien ou allemand, et qui l'espionne tant qu'il peut), a ouvert l'hiver, pour les soldats en permission de détente qui venaient là-haut passer quelques bons moments après en avoir vu de dures en Russie ou ailleurs. Mais alors ce qu'il y a eu, et qu'il y a encore, c'est la neige. Il y en a jusqu'à trois mètres à l'heure actuelle, en certains endroits, et pour descendre à Kitzbühel, il chausse ses skis sur un cinquième du parcours, le 15 mai, et il en a encore pour un bon bout de temps avant de voir la fin de cette neige.

Du point de vue travail, il est avec des gens pas sympathiques du tout, à part l'Autrichienne; les patrons, étant du parti, ne peuvent pas le sentir; bien entendu, c'est réciproque; et les Ukrainiennes et le Sud-Tyrol ne sont pas des gens intéressants, pas du tout. L'Autrichienne sait quelques mots de français, le patron aussi, je crois, mais malgré tout, c'est parfois un peu difficile de se comprendre. Il fait un travail de portefaix, tous les jours, après avoir fait quelques petits travaux le matin tels qu'allumer les poêles, cirer les chaussures. Tous les travaux pénibles sont pour lui, on les lui réserve, ce dont il se passerait très aisément, comme vous pouvez vous en douter. Le gros travail de toutes les journées d'hiver était la neige. Tous les jours, souvent même deux fois par jour, il fallait aller déblayer la neige entre l'hôtel et l'annexe, et comme il souffle toujours du vent, là-haut, le travail était tout le temps à refaire. Comme il y a près de 900 mètres de chemin à déblayer ainsi, vous voyez que ce n'est pas un petit travail tous les jours. Il a fini d'ailleurs par aller voir le Colonel et lui demander des soldats pour aller déblayer cette neige. Plusieurs fois, naturellement, il s'est fait très mal recevoir mais tout de même, les soldats venaient à cette corvée de neige. Actuellement, il fait la corvée de patates : il a fallu transporter à l'hôtel 1500 kg de pommes de terre. Alors il charge les pommes de terre en sacs, porte les sacs au traineau qu'il doit ensuite diriger pendant que le treuil le tire (heureusement qu'il y a un treuil) puis il décharge et retourne. Comme il n'y a plus que lui qui sache conduire le traineau, c'est lui qui se l'envoie à tous les coups, pour quoi que ce soit. Comme vous voyez, ce n'est pas le rêve, comme vie, loin de là. Maintenant, avec la belle saison qui vient, ça ira beaucoup mieux. Toujours est-il qu'il n'y restera pas l'hiver. L'été, encore, il veut bien rester. L'inconvénient, c'est que personne ne veut monter là-haut, à une telle place; c'est pourquoi l'Arbeitsamt, où il est allé plusieurs fois, n'a pas encore pu lui trouver de remplaçant. Avec ça, il est très peu payé. Il est vrai qu'il n'a pas l'occasion de dépenser quoi que ce soit mais il n'a que 60 Marks (215,40€) par mois alors que son prédécesseur en avait 160 (574,40€), mais ce n'était pas un Français. Avec une vie si dure, il pourrait prendre les choses bien plus mal que ça. On comprend facilement qu'on en ait vite assez de ce métier qui consiste à faire tous les travaux durs ou salissants (tels que ramoneur, vidangeur de fosse d'aisance… il fait absolument de tout), et il faut un rude courage pour rester là. Le bon air ne compense pas toute la peine qu'il a, il travaille dur, heureusement il mange bien mais commence à avoir assez vu les pommes de terre qui forment la base de tous les plats. Maintenant qu'il va faire assez beau et que la neige va beaucoup fondre, il compte descendre tous les quinze jours environ à Kitzbühel. L'hôtel doit rouvrir le 15 juin.


[1] Le sommet, le Horn, est à 1996 m d'altitrude.

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