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Mémoires d'un artilleur
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23 avril 2010

Voyage d'un S.T.O.

Jeudi 15 juillet 1943 au Dimanche 25 juillet 1943.

Chers parents, il a fait très chaud jusqu'à Toulon où on est arrivé à 5h 1/4. A Cannes, il est monté quelques types. A Toulon, il y avait une foule de jeunes Toulonnais largement encadrés de police, qu'on a casés dans 5 wagons pour l'Allemagne. Il paraît que ce sont des types de l'Arsenal. Ils sont très bruyants, et dans toute la traversée de Toulon jusqu'après La Senne, tous les habitants de Toulon leur ont dit "au revoir" chaleureusement. On s'écrasait partout sur le passage pour voir le train (qui avait 20 minutes de retard). Dans notre wagon, cinq ou six types se sont soulés à Toulon et crient tout le long du trajet. A Ollioules, un Italien a dégainé son revolver mais un autre l'a empêché de tirer, heureusement.

Après le très lent voyage de Nice à Marseille, on a été plus rapidement rendu à Dijon Le train étant formé en entier de travailleurs à destination de l'Allemagne, il est allé très vite, ne s'arrêtant pas dans les grandes gares. Partis à 9h 1/4 de Marseille, on était à 3h du matin à Lyon Brotteaux et à 6h ici. Naturellement on ne peut pas dire qu'on ait bien dormi mais on se rattrapera peut-être la nuit prochaine.

Au départ de Marseille, il a failli y avoir du vilain parce que les Toulonnais avaient inscrit sur leurs wagons des choses comme "A bas Laval", "Vive de Gaulle", "à bas Hitler" ou du même genre. Alors la Kommandantur est intervenue et les chefs de convoi ont dû en prendre pour leur grade.

A Dijon, on est allé poser les valises à la consigne sous quelques gouttes de pluie, et on nous a ensuite conduits à la caserne Général Krien.

On nous a d'abord fait un laissez passer pour nous permettre d'entrer dans la caserne et au vu duquel on nous a distribué une tranche de pain, du fromage qui sentait à 50 mètres à la ronde, et du jus. Après quoi on est allé au bureau français qui nous a donné un bon de casse-croûte. Ensuite on a fait la queue pour le tabac, on nous a fait un bon pour aller en toucher. A midi, le déjeuner consistait uniquement en une soupe, très bonne d'ailleurs, épaisse, aux légumes, aux pâtes et aux fayots. C'était servi dans une très grande écuelle contenant bien 3/4 de litre. Ensuite, on pouvait aller au rab, au rab de rab, au rab de rab de rab... J'ai mangé avec ça une omelette et deux pêches. Il me reste encore un tas de choses qui vont certainement être tournées aujourd'hui.

Ce matin samedi à 5h, on nous réveille, jus à 5h 1/2 avec pain et fromage. Ensuite en car à la gare, et on fait la queue depuis plus d'une heure pour toucher du ravitaillement.

On part pas avant 9h, c'était bien la peine de se lever à 5h !

Entre Montbéliard et Belfort on nous a octroyé des wagons allemands tout en bois et sans rien pour appuyer la tête pour dormir. Heureusement j'ai un coin et j'en ai déjà bien profité. Levés avant 5h, on n'a quitté Dijon qu'à 10h 20, tous les travailleurs étant réunis dans un train de 20 wagons. On a déjeuné à l'arrêt avant d'entrer dans ce qui fut la gare de Besançon. Le pays est assez joli, tout au moins ce que j'en ai vu quand je ne dormais pas. Mes provisions se sont un peu abîmées, j'ai dû en jeter une partie. Ce matin, j'ai fini par toucher, après avoir attendu fort longtemps, du pain, une boîte de sardines, et un demi-fromage de crème de gruyère.

Graz, Mardi. J'aurais dû vous écrire au moins hier, sinon même plus tôt, depuis que je suis en Allemagne, mais je n'avais plus aucune carte postale pour le faire et je n'en ai trouvé aucune hier à Vienne

A quelques kilomètres de Belfort, le train s'est arrêté pour la douane. Dans mon wagon, il n'y a absolument rien eu, sinon un officier Allemand venu voir nos contrats, tandis que dans d'autres wagons, des types allaient faire visiter leurs bagages (il paraît que ce sont ceux qui rentrent de permission). A Mulhouse, on a trouvé une organisation épatante. On n'était pas plus tôt arrivé que l'on est allé, avec seulement les contrats, devant une suite d'employés qui ont tamponné les diverses feuilles, nous ont donné 2 Marks 50[1] et un numéro d'ordre, le tout en deux ou trois minutes, devant une douzaine de personnes. Ensuite on prenait une boule de pain, une tranche de saucisson cuit et une plaque de crème de gruyère. On sortait pour aller en face, dans la cantine où l'on donnait un grand récipient de soupe et une tranche d'un pain spécial qui était d'ailleurs très ordinaire et très dur. On s'est bien restauré. Puis un officier Allemand nous a souhaité bonne chance en Allemagne, nous a dit que partout on trouverait une pareille organisation, que demain on nous donnerait un petit déjeuner et à midi un déjeuner[2]. Enfin tout était très bien. On nous a ensuite donné quelques instructions pour la suite de notre voyage : on n'avait qu'à consulter le contrat pour savoir l'heure et la gare où nous changerions de train et quelques autres renseignements. En sortant, on a rempli nos gourdes de café chaud; puis on est allé se nettoyer, il y en avait bien besoin : belle installation, bien organisée. Tout a donc été fort bien.

On est resté à Mulhouse de 5h 1/2 à 8h le Samedi soir. La suite du voyage s'est bien passée. Partout la campagne est fort jolie mais quand on a sommeil et qu'on est lassé par un si long voyage, on n'a guère le loisir de l'admirer. On a traversé le Rhin que j'ai trouvé bien petit et on est allé vers Karlsruhe, puis Stuttgart. On a dû arriver là vers 1 heure du matin. On est tous descendu dans cette immense gare somptueuse. On y est resté jusqu'à 5 heures du matin. J'ai dormi assis sur mes deux valises, avec mon sac à dos pour dossier. Puis on est parti vers Augsbourg, Munich. Nous avons mangé tout du long les provisions que nous avions apportées de Nice. On est passé à Salzbourg vers 4 heures du soir. Nous y avons trouvé des prisonniers français ou des travailleurs, avec qui on a causé. On est passé par Linz pour descendre à Vienne vers 8 heures du soir. Naturellement, il n'y avait plus de train pour Graz, surtout qu'il fallait changer de gare, de la Gare du Nord à la Gare du Sud. Alors un petit autocar a d'abord chargé tous les bagages et est allé les décharger dans un camp. Puis il est allé chercher la moitié des types, dont moi. On a retrouvé nos bagages pêle-mêle dans la rue et on est entré dans une baraque en bois, avec des lits superposés en bois recouverts de poussière, om nous nous sommes couchés après avoir mangé ce que nous avions. Le lendemain, réveil à 6 heures : un jus et un minime morceau de pain, et à pied vers la gare du Sud, le car ayant pris les bagages les plus importants (mes deux valises). Arrivés à la gare vers 8h, on est allé à la salle d'attente. On a cherché quelque chose à manger et on a passé le temps comme on a pu. Vers 9h 1/2, on a su que notre train ne partait qu'à 11h. Alors je suis sorti, j'ai visité un jardin, plusieurs rues et des places dans la région de la Südbahnof. J'ai visité une belle église[3] sur la Karlsplatz et j'ai fait un tour sur le marché pour voir ce qu'il y avait et le genre de prix. J'étais rentré vers 11h -1/4, j'ai acheté des concombres en conserve, avec un petit pain, pour 44 pfennigs (1,1€), et j'ai mangé ça. On est parti dans un omnibus à midi et quart, qui ne ratait pas une seule des stations, distantes d'un kilomètre les unes des autres environ[4]. En arrivant vers le Semmering; on a été pris par un orage carabiné, surtout du côté du versant de la Mur[5]. Il y avait des éclairs et des coups de foudre sans arrêt, tombant sur les collines avoisinantes, et des tornades de pluie. Ça s'est ensuite un peu calmé et on est arrivé avant le gros de la pluie, vers 8h. On a mis les valises dans de petites carrioles et on est allé à pied vers le camp, situé à 2 kilomètres de la gare. On voyait la pluie qui nous venait dessus à toute vitesse. Mais avant d'arriver au camp, le chef de convoi s'est arrêté pour faire passer et attendre les charrettes de bagages. Pendant ce temps, nous avancions en demandant à tout le monde où était le camp, tenaillés par l'orage du Semmering qui nous dépassait. On est arrivé, après multiples questions aux gens, au camp, trempés comme des soupes, après avoir couru pendant 500 mètres. On s'est changé avec ce qu'on avait en attendant les valises qui sont arrivées plus tard, et on s'est couché sur les planches, toujours sans paillasses. Aujourd'hui, on a eu ce que l'on appelle du thé, un morceau de pain et de la confiture.

Ensuite on est passé à la désinfection. Tous à poil, on a regardé si on avait des poux, les dents et les yeux en bon état, et on nous a envoyés à la douche, pendant que nos habits passaient à la désinfection. Ça a duré toute la matinée. Ensuite, on est venu nous chercher, pour nous mener à un deuxième camp, avec les gens déjà désinfectés.

J'ai bien dormi, jusqu'à 5h 1/2 où les types ont commencé à se lever et à faire du bruit. On est allé se laver, puis au jus : pain, beurre et tisane. Il se peut que je parte pour Brück dès aujourd'hui, avec tout le camp. Mais là-bas, j'y resterai sans doute encore quelques jours avant d'être affecté. Ce n'est qu'à ce moment que je pourrai vous écrire régulièrement.

Vendredi 23 juillet. On continue à moisir à Graz; cependant peut-être que le départ approche car on est rassemblé pour recevoir notre affectation.

Mon emploi du temps ordinaire, ici, est à peu près le suivant : à partir de 5h, bruit dans la chambre. Je me lève vers 6h 1/4, toilette dans des lavabos pas trop mal installés. A 7h -1/4, tisane, avec une tranche de pain au cumin (environ 100g) et une cuillerée de beurre ou de confiture (pour les Français seulement). Ensuite, on doit rester au camp jusqu'à 10 heures. Après quoi, on peut sortir en ville. Le déjeuner se fait normalement à 11 heures. Je n'ai jamais déjeuné au camp jusqu'à présent mais je sais qu'on donne une sorte de soupe-ragoût à base de pommes de terre, plus ou moins liquide, et une tranche de pain. Le soir, normalement, à 5 heures, même chose. Evidemment, ça n'est pas sensationnel, mais en général c'est bien préparé et relativement bon.

Je m'en vais avec tout le monde à Liezen; personne ne sait où c'est, c'est cependant dans la région, à 150 km, paraît-il. Enfin on verra bien quand on y sera. Pour le moment, on attend de partir, en plein soleil.

Rottenmann, Dimanche 25 juillet.

Maurice Bernier

Baracke 3. Zimmer 3 (pas nécessaire, je ne suis pas sûr du numéro de la baraque)

Gemeinshaftslager (nom du camp) Rottenmann (nom du partelin)

Steiermark (Styrie) Ostmark (Autriche)

Deutschland.

inscrire aussi sur l'enveloppe Via Lyon

Me voilà arrivé à destination, depuis hier Samedi à 14 heures : 10 jours pour venir ici, et je ne suis pas encore affecté. On m'a indiqué à quelle usine j'irais travailler mais on ne sait pas encore dans quelles conditions. Cela sera décidé demain, et on commencera sans doute le travail Mardi 27.

J'ai quitté Graz en coup de vent. Partis à pied du läger de Graz, on devait se rendre, avec tout le barda, à la gare. J'ai pris le trolleybus et les trams pour y aller, avec quelques autres types dont le chargement était équivalent au mien. On est parti de la gare vers 5h 1/4, vers le nord, vers Brück. Liezen était un bled inconnu de tous les Français d'abord, et ensuite de la plupart des gens qui pouvaient nous renseigner. Le chef de convoi lui-même nous a donné des renseignements tout ce qu'il y a de plus vagues.

A Brück, changement de train, les types destinés à Brück y restant (Brück est à 55 km de Graz). On a pris aussitôt un autre train qui a remonté la Mur. On a fait pas mal de chemin, passé un col, la nuit est arrivée, on est passé à St Michaël, et on est descendu à Selzthal. On a regrimpé dans un autre train qui nous a déposés à la première station, Liezen. Il était environ 9 heures du soir, je crois, ou 9h 1/2. Là, on est allé à un camp à 500m de la gare : l'Arbeitsamt de Graz avait oublié de prévenir que nous arrivions, la moitié des baraques étaient en train de se désinfecter et étaient hermétiquement closes, les autres étant bondées. On e pouvait coucher là (47 Français et 25 Russes). Alors on a repris tout notre barda pour aller à d'autres baraques, à 2 km au moins de là, des baraques occupées par des Polonais en grande partie. On a traversé la "ville" de Liezen dans le noir complet et le ventre creux, et on a finalement trouvé la baraque. Naturellement, là, rien à manger. On nous a dit de prendre les places libres parmi les Polonais. Au milieu, il y avait une piaule vide, à cause du nombre considérable, paraît-il, de punaises qui y habitaient. Cependant j'y ai couché, préférant des punaises hypothétiques aux punaises certaines des Polaks. J'ai bien fait; on n'a pas été envahi par ces animaux alors qu'à côté il y en avait. Le lendemain matin, on a attendu jusque vers 8 heures le petit déjeuner; où on nous a donné un bon morceau de pain, de la confiture et le café au lait. On s'est bien restauré et de là, après avoir causé avec les types du camp sur le pays, sur le travail, on est allé à l'Arbeitsamt local pour attendre nos affectations. On a attendu toute la matinée et vers 11h 1/2, on nous a dit que 20 types partaient, et 27 restaient. Comme il y avait des types, sur la liste des 20, qui voulaient rester ou vice-versa, on a discuté assez longtemps et vers 1 heure enfin, 15 types partaient en camion avec une douzaine de Russes pour ici. On est passé chercher nos bagages, à la baraque à Polaks, et on a fait les 12 ou 15 km qui séparent Liezen de Rottenmann. Ici on a trouvé (comme à Liezen) environ 200 Français à qui on a donné des nouvelles du pays, des types qu'on connaît. On nous a fait remplir des fiches d'entrée au camp et on a déjeuné enfin, et copieusement. On mange fort bien, à côté de Graz. Il y a une soupe, et ensuite des pommes de terre avec une tranche de viande et des légumes comme des haricots verts. Tout ça très copieux. Ce qui manque, pour le moment du moins, c'est le pain : on n'en touche en ce moment que 150g au petit déjeuner, avec le café au lait sucré. Evidemment, à midi et le soir, il y a des pommes de terre à profusion mais ça ne remplace pas complètement quand même. Je m'arrangerai avec mes cigarettes et tout ira très bien.

Après déjeuner, on nous a ouvert une piaule dans une baraque, où il y a 16 lits, superposés deux par deux. On a une petite armoire où je peux faire tenir les choses les plus usuelles. Malheureusement elles ne sont pas en très bon état mais les menuisiers viendront Lundi pour les arranger, qu'on puisse les fermer complètement.


[1] La parité du ReischMark et du Franc avait été établie artificiellement, pour faciliter les achats des Allemands en France. On ne peut donc donner qu'une idée approximative de la valeur d'achat que représentent les prix donnés par Maurice. 1ReischMark valait 20 F, soit une valeur d'achat de 4,25€ en 1943 et de 3,47€ en 1944. Donc 2,50 M = 10,60€.

[2] Promesse qui ne fut pas tenue…

[3] La Karlskirche. Voir photo.

[4] Le trajet total représente 1735km.

[5] La rivière qui passe à Graz en venant du nord..

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