Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Mémoires d'un artilleur
Archives
Newsletter
7 mai 2008

Extraits de lettres

1914

 

 

 

 

 

 

 

1er septembre 1914.

Je profite d'une accalmie relative pour essayer de vous écrire un peu plus longuement; c'est bien difficile d'entreprendre quelque chose dans cette situation, au milieu du vacarme; on n'est bon qu'à dormir en dehors des moments où l'on tire car on est fatigué et comme engourdi de rester sur place la journée durant. Car c'est une drôle de guerre que nous faisons; je ne croyais pas que ce serait ainsi : nous arrivons pour nous installer tranquillement en batterie au petit jour et l'on reste ainsi 12 à 14 heures de suite jusqu'à la tombée de la nuit. On tire par intervalles sans voir ce que l'on fait. Ce qui est le plus caractéristique, c'est que de part et d'autre sur ce champ de bataille de plusieurs kilomètres, on ne voit absolument rien, pas un homme, pas un canon. Tout est caché, abrité, et actuellement on ne bouge plus. Les deux armées, probablement fatiguées, ne veulent ni l'une, ni l'autre prendre l'offensive et chacun se terre; le combat se résume en un duel d'artillerie qui tire au petit bonheur sur des bois, des villages, des champs où l'on présume qu'il peut y avoir quelque chose. J'ai aperçu pour ma part hier pour la première fois deux silhouettes de prussiens à la lunette à 3500 mètres. Des fantassins qui devaient être en contact permanent n'ont pas eu l'occasion de tirer un seul coup de fusil en trois jours !

Notre artillerie de campagne est excellente et produit des effets remarquables quand elle en a l'occasion; la leur ne produit guère de mal.

Ce qui est embêtant et énervant, ce sont les aéroplanes. Tous les jours, des avions allemands viennent évoluer au-dessus de nos lignes à grande hauteur et ils signalent par des fusées les emplacements de troupes à leurs batteries d'obusiers et, aussitôt que l'aéroplane a lâché sa fusée arrive le boum-boum inévitable. Nous avons essayé de tirer avec nos canons sur ces avions, c'est à peu près impossible d'arriver à un résultat : ils sont trop hauts et vont trop vite. Cependant, le 27, j'ai pu régler une pièce assez bien en direction pour qu'un aéro allemand qui arrivait ait fait demi-tour sans avoir eu le temps de signaler car on n'a pas reçu la salve attendue.

 

Nos avions à nous, que l'on voit aussi quelquefois, ne rendent pas le même genre de service; je crois qu'ils ne font qu'aller repérer et photographier les emplacements ennemis.

Hier, j'ai commandé la section toute la journée car la batterie avait été fractionnée pour envoyer l'autre section à un autre emplacement. J'ai fait deux tirs principaux dont j'ai été content; j'ai en particulier tiré sur un village qu'on devait attaquer le soir; nos obus y ont mis le feu.

Les Allemands ont bombardé deux villages de notre côté (Clézentaine et Deinvilliers) c'est lamentable de voir les résultats, démolition et incendie.

 

Ce qu'il y a de plus triste, c'est de rencontrer les malheureux habitants qui abandonnent leur foyer en emportant leurs hardes et traînant des vieux parents par le bras ou dans des voitures; quelle désolation ! On trouve du bétail et des chevaux morts dans les champs et, comme on n'a pas le temps de tout enfouir, le champ de bataille commence à sentir bien mauvais.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1915

 

25 février 1915.

 

Etape pénible, 10 heures de marche sans arrêt dans la neige et sous la neige. Malgré cela, je vais bien; heureusement que nous avons trouvé à l'étape une batterie du premier qui nous a fait un charmant accueil et au lieu de coucher en plein air, nous avons un matelas qui nous attend dans une bonne chambre. Jamais je n'ai vu tant de neige ! Nous avons passé entre des murs de neige de plus de 2 mètres de haut.

 

032_5_mars

 

 

 

 

27 février 1915.

Atroce ! Nous bivouaquons à 1000 mètres d'altitude dans la forêt, dans 60 centimètres de neige. Il fait froid. Le ravitaillement est difficile. Toutes les misères à la fois. Chemins presque impraticables. Je me porte bien mais j'ai besoin de toute mon énergie pour endurer tout cela et surtout la situation misérable de ma batterie.

 

28 février 1915.

Nous continuons à vivre dans notre triste situation; il a neigé presque toute la journée et nous avons continué à construire un abri en terre, branchages, ballots, neige. Chacun, malgré la fatigue, a déployé une hâte compréhensible à construire le village nègre. Hier, j'ai couché dans l'abri inachevé; ayant entassé sur moi tout ce que je possédais, je n'ai pas eu trop froid mais n'ai tout de même pas trop bien dormi, me tourmentant au sujet de mes hommes; j'admire leur courage, je les plains. Nous avons mangé ces deux jours, debout sous l'averse de neige, une croûte de pain d'une main, un bout de bidoche dans l'autre. Ah ! ça nous change de Bitschwiller ! Et toute cette hâte pour ne rien faire, pour le moment du moins ! Enfin, petit à petit, on s'installera; maintenant, nous avons un abri à l'épreuve du froid et de la neige. J'ai acheté à prix d'or une paire de chaussures à neige dont l'usage est inappréciable !

 

 

2 mars 1915.

Nous venons de passer la nuit dans notre misérable trou où l'on arrive tout de même à dormir malgré le froid. Il a encore neigé presque tout hier, tourmente de neige terrible. C'est effrayant. Mes mulets portent aux poils des pendants de glace de 10 centimètres de long. Pauvres de nous ! Je ne suis pas malade cependant, un peu courbaturé de coucher sur la dure. Quelle vie ! Nos canons sont à peu près ensevelis; malgré cette pénible situation, nos hommes font preuve d'un dévouement remarquable, ils méritent des félicitations sincères. Et nous restons sur place sans rien faire.  J'ai fait plusieurs reconnaissances, enfonçant parfois à mi-cuisse dans cette sale neige. J'ai reconnu toutes nos positions jusqu'aux tranchées les plus avancées. Le temps et la neige gênent la reprise des opérations, cela nous a laissé quelque loisir pour organiser nos tanières.

 

 

1916

 

 

18 juin 1916.

Il y a eu deux fois alerte cette nuit, et deux fois on a déclenché les tirs de barrage; c'est formidable et indescriptible. De tous côtés, les lueurs des coups de canon se succèdent d'une façon ininterrompue comme un scintillement perpétuel et le tonnerre de toutes ces pièces fait un roulement absolument continu; les obus sifflent, ronflent, au-dessus, à droite et à gauche, une brume générale s'étend sur toute la contrée et là-bas, au loin, c'est l'autre grondement de l'éclatement simultané des milliers d'obus sur les lignes ennemies qui sont submergées dans un enfer de feu, de fusées et de mitraille d'où les fusées éclairantes et les fusées de signal ont peine à émerger. Cela dure une demi-heure, quelques fois plus si l'ennemi a pu sortir malgré cela et s'il faut continuer l'arrosage. Puis les coups s'espacent; les fusées cessent, et le calme renaît, c'est-à-dire qu'on n'entend plus voler que les obus espacés qui vont de part et d'autre frapper les deuxièmes lignes, gêner les ravitaillements, la circulation intense des relèves, des cuisines, des munitions, des matériaux, qui se hâtent sans arrêt pendant toute la nuit d'apporter aux tranchées de première ligne et aux batteries le stock indispensable pour pouvoir continuer le lendemain avec la même âpreté cette terrible lutte. Chacun se hâte, chacun a sa tâche tracée et la remplit sans s'occuper du voisin qui en fait autant. Et tous les moyens sont mis en œuvre pour cette indispensable besogne du "ravitaillement". Les énormes camions automobiles, haletant de tout leur moteur sous le poids des gros obus, croisent des chariots attelés à six, huit chevaux, remplis de poutres, de rouleaux de fils de fer barbelés, pendant que des caissons de 75 ou de Rimailho filent au grand trot sur les côtés, et qu'un petit Decauville, un "tortillard", grimpe des caisses d'énormes obus et de gargousses jusqu'aux batteries du fort.

 

078_18_juin

 

 

 

 

 

Ce n'est pas tout : d'étranges machines à deux roues, avec une cheminée toute fumante, roulent avec un horrible bruit de ferraille au trot de deux chevaux effrayés : ce sont les "cuisines roulantes", qui vont passer par les ravins le plus près possible des tranchées pour apporter à nos braves fantassins le précieux réconfort d'une soupe chaude et d'un quart de jus. Ajoutez à cela les automobiles d'ambulance qui glissent sans bruit, contrastant, par leurs ressorts moelleux et leur démarche silencieuse, avec tous les autres véhicules; puis quelques mulets qui se faufilent entre les voitures ou dans les fossés, enfin les nombreux piétons que tout ce mouvement exclut impitoyablement de la route – et vous aurez peut-être une faible idée de l'animation pendant la nuit d'une grande artère près d'un champ de bataille, artère qui, tout le jour durant, est parfaitement déserte et que l'on pourrait croire inutilisée n'étaient, de loin en loin, quelque fourgon éventré, les roues en l'air, un caisson coupé en deux et abandonné, hâtivement rejeté sur le côté et dont on tâchera de venir chercher les restes la nuit suivante. Car de temps à autre, un de ces obus qui errent toute la nuit au-dessus des voies de communication s'abat juste sur une voiture; arrêt brusque; si les chevaux ne sont pas tués, ils brisent les traits, s'emportent et disparaissent. La colonne est coupée, des voitures doublent, d'autres s'arrêtent. On s'empresse de "dégager" : le véhicule atteint est jeté de côté, on ramasse les blessés s'il y en a et vite, vite, on repart, on continue, ça presse. Et chacun reprend sa besogne en comptant sur sa bonne étoile pour éviter le prochain obus. Sitôt que le jour paraît, tout est redevenu morne et silencieux.

Il est arrivé que malgré tout ce travail de nuit, des batteries de 75 ayant fait des barrages répétés aient épuisé leurs munitions et leurs réserves avant la fin du jour. Il faut des obus à tout prix. Alors on y va. Des caissons s'amènent et, s'espaçant, au grand trot, les conducteurs poussant leurs bêtes le plus possible, ils franchissent la crête en pleine vue, à toute allure, sachant qu'ils seront vus et qu'ils seront bombardés. Et ça ne rate pas; les obus s'abattent. Deux fois déjà, nous avons assisté à cela. Heureusement que le Boche n'a pas de 75, tout y resterait ! Mais j'ai vu la colonne passer sous les shrapnells de 77 et plus tard les marmites : sur six caissons, un seul est resté en panne et il n'y a eu que trois blessés. C'est un magnifique spectacle que de voir les artilleurs se lancer avec ce beau courage sous la mitraille pour remplir leur modeste devoir, et chaque fois, on se dit que c'est miracle de les voir revenir.

 

 

1917

16 février 1917.

 

Je vais pouvoir enfin vous écrire aujourd’hui. J’ai été fort occupé et de plus, quand le mauvais temps fait rage, on est fort empêché de se livrer à une occupation quelconque quand on n’a pour tout abri qu’une tente qui menace d’être emportée à tout instant. C’est qu’en effet, depuis notre arrivée, le terrible Borée n’a cessé de sévir et sa violence, historique d’ailleurs, n’est en rien surfaite ; c’est pire que le mistral et cela m’a rappelé certaines tempêtes sur la crête des Vosges, moins la neige ou la pluie. En échange, c’est une poussière jaune et irritante qui pénètre tout, vêtements, cuisine, etc. Sur la route, c’est un nuage compact, renforcé par le passage incessant des camions et convois, et le vent chasse tout cela sur la ville, où il devient presque impossible de se diriger et de respirer dans les artères orientées Nord ou Nord-Est, et sur le quai en particulier ! Charmant !

Nous avons débarqué du Plata seulement le 14 au matin. Le Canada, qui amenait nos mulets et notre matériel, était arrivé depuis deux jours et déchargé, le personnel installé au camp de Zeitenlick près d’Harmankeni, à 5 ou 6 kilomètres au nord de la ville. Collard a eu beaucoup de mal à mener à bien le débarquement de son effectif, étant donné les mesures ridicules imposées au départ : ce n’est pas avec un homme pour six animaux qu’on peut décharger, convoyer et administrer un tel détachement. Si on avait bien voulu écouter les avis des intéressés, on aurait mis sur le Canada au moins tous les conducteurs des deux batteries, il y avait largement la place, au dire de Collard. D’ailleurs, depuis le début, on est unanime à trouver que le service des transports est fort mal organisé et le rendement très mauvais, à cause des pertes matérielles, des pertes de temps et des erreurs qui se produisent. Nous sommes partis sans savoir ce que nous faisions, la réponse à toute demande de renseignements étant celle-ci : "ce n'est pas votre affaire, ne vous occupez pas de cela." Résultats : recherches inextricables à l'arrivée, matériel égaré ou détérioré, retards et à-coups se traduisant par un excès de fatigue pour le personnel et l'exaspération pour les officiers qui n'en peuvent mais. Quant à l'organisation de la base, cela, c'est le bouquet et comme pagaille, c'est réussi ! L'impression d'ensemble qu'on retire de là, c'est qu'il y a ici deux sortes de gens : 1) la bande des embusqués de Salonique - ça pullule ! - élégants, couverts de brisques et de décorations, menant la vie joyeuse et qui en auront plus tard à raconter sur la glorieuse campagne d'Orient ! 2) la troupe, gênante et méprisable, des gens qui vont au front et qui encombrent quelques temps les artères de la ville, qui gênent la circulation des belles autos fermées avec leurs fourgons et leurs arrabaz, qui réclament constamment des vivres ou des vêtements pour leurs hommes, qui font même tache, quelquefois, avec des capotes déteintes ou des tenues mal coupées… !

D'une façon plus générale, l'aspect de Salonique est très curieux par la diversité des nationalités et des races qui s'y coudoient et que la tenue militaire rend plus sensible.

 

Soldats et officiers de toutes armes de chaque pays de l'Entente, avec en plus les grecs, officiers, soldats, gendarmes et agents de police. Les anglais sont ceux qui payent le mieux de mine; leur camp est très bien tenu – on n'en peut dire autant des autres camps – puis ce sont les Serbes, les Russes après. Les Français n'ont guère au-dessous d'eux que les Italiens, dont les soldats tiennent nettement le record de la saleté et de l'apparence "moche". Pour ce qui concerne notre base, on ne croirait pas qu'il y a bientôt deux ans qu'elle est installée, mais plutôt qu'on est à la période d'improvisation hâtive du premier mois. Comme je le disais plus haut, cela n'a pas de raison de changer parce que 1) les ceusses de Salonique s'en f… ichent parfaitement, ça ne les gêne pas; et 2) ceux du front rouspètent et réclament tant qu'ils sont là… et après, on ne les voit plus : ils gardent les tranchées là-bas, au diable ! C'est ainsi que jusqu'à la fin de la guerre, les braves gens qui débarquent se heurteront à l'apathie ou à la mauvaise humeur des embusqués, erreront à la recherche de la plus simple indication – pas une pancarte, pas un écriteau – et camperont en plein ciel, dans la boue ou la poussière, à l'abri de ce qu'ils auront eu soin d'apporter avec eux.

Ne croyez pas que je mette la moindre acrimonie dans ces critiques. Je suis bien blasé à ce sujet-là et je ne m'en fais pas pour si peu. Tout se tasse au bout de quelque temps : ça marche à peu près, maintenant, et pourvu qu'il fasse beau, la bonne humeur ne perd pas ses droits.

Notre installation : nos tentes sont plantées sur un coteau peu accentué, absolument dépourvu de toute végétation (comme l'ensemble du pays), sauf quelques traces d'herbe maigre que le soleil du mois aura vite fait de roussir ! L'endroit a déjà été occupé par nombre de troupes et tout autour de nous, un grand nombre de gens de toutes armes campent aussi. Les camps anglais, serbe, italien, russe sont auprès. Le sol a l'aspect de la boue desséchée, très friable et très sec, mais le moindre trou garde l'eau et il y a des tas de boue qui forment fondrière. Quand il pleut, ce doit être un beau gâchis ! Les mulets sont à la corde, les hommes sous leurs petites tentes, et nous avons trois grands marabouts : l'un sert de popote, l'autre de bureau; les sous-officiers sont installés dans le dernier.

Quant à nos tentes personnelles, je me hâte de dire que nous en sommes parfaitement enchantés. C'est très bien. Elles excitent l'envie et la jalousie de tous les camarades qui n'ont pas osé ou pas voulu en avoir de pareilles et je me félicite de cette dépense bien placée. Même le capitaine, qui a acheté la sienne toute faite à Paris, envie les nôtres, plus spacieuses et probablement plus solides. Déjà, depuis un jour, nous avons des améliorations : avec une vieille caisse et des planches, j'ai confectionné une table de nuit avec de nombreux rayons car ce qui manque essentiellement, c'est… la place de déballer quelques affaires; nous sommes en train de faire confectionner des pliants pour avoir des sièges, et j'ai acheté une cuvette pliante en toile. Avec le lit, les deux cantines, le harnachement complet, on a encore la place de se remuer sans précaution pour entrer et sortir. Enfin, je répète que je suis très satisfait de cet achat.

 

1918

5 mai 1918.

Je suis à mon poste depuis hier soir, après une absence de trois mois, jour pour jour. Cette longue permission est une époque qui peut marquer au cours de la guerre et je crois que vous et moi, nous nous souviendrons longtemps avec reconnaissance des heureuses journées de bonheur passées ensemble, la famille se retrouvant au complet autour de son foyer. Il y a actuellement tant de gens qui sont privés de ces joies, qui comptent les places vides autour de leur table, ou qui n'ont même plus leur maison ! Il faut apprécier notre bonheur et y puiser de la force contre la menace du présent et de l'avenir.

La fin de mon voyage s'est aussi bien passée que la première partie. J'ai couché au camp de Zeitenlick jeudi. Mes bagages étaient restés à la gare. Vendredi, nous sommes allés en ville avec les camarades du voyage (j'ai été tout le temps avec le capitaine Bonneton, un artilleur de Centrale, de la 156e D.I.). Déjeuné au Cercle, circulé en ville. Le soir, je prenais le train-poste à 22 heures 30 avec un sous-lieutenant du 2e de Montagne qui rejoint l'Albanie. Le train était bondé et comme par hasard, les meilleurs wagons étaient pris par des Anglais, des Serbes, des infirmières… Les officiers français sont toujours les plus mal servis, grâce à la mauvaise organisation, ou plutôt au manque de soin des services compétents. Nous avons croisé des trains de permissionnaires anglais : il y aurait de quoi rougir de honte pour le gouvernement français ou pour les Etats-Majors; tous les soldats anglais sont dans des compartiments de voyageurs, et les officiers dans d'excellents wagons de Première. Dans le train français, les hommes sont entassés comme des prisonniers de guerre dans des wagons à bestiaux sans aménagement, les officiers n'ont quelquefois que des wagons de Seconde de vieux modèles, sans coussins ou sans vitres ! De plus on mêle aux Français dans les trains des isolés, des Serbes, des Grecs, voire des Russes, alors que les Anglais refusent catégoriquement de se trouver mêlés à d'autres. Et on dit que le Français est rouspéteur ! Il est bien trop bon, et même trop bête, car il se contente de paroles, qui restent vaines, jusqu'au jour où il se produit un esclandre !

J'ai réussi à me débrouiller en entrant carrément avec mon sous-lieutenant dans un compartiment réservé aux officiers supérieurs où il y avait deux colonels non français et un serbe, qui ont accepté cordialement notre compagnie. J'ai eu ainsi un bon coin pour passer la nuit. J'ai débarqué à Florina au matin et après avoir déjeuné à la cantine, je me suis réembarqué dans un train de marchandises pour Sakulevo. Là, on devait me prendre avec le Decauville mais j'étais avec un toubib qui a pu avoir une auto d'ambulance avec quoi je suis arrivé à Bukovo. J'avais téléphoné pour avoir mon cheval et je suis revenu sur ma vieille Glaneuse. Carrière n'est pas encore rentré, c'est étrange.

Je suis arrivé à la batterie vers 5 heures du soir. Il n'y a absolument rien de changé. Tout est dans le même état que le jour de mon départ. Comme je le prévoyais, les actions dont a parlé le communiqué se sont réduites à des escarmouches de la dernière insignifiance et après ce simulacre d'activité, le secteur est retombé dans le calme le plus parfait et le plus monotone. Que cette guerre est bête ! Tant de gens immobilisés face à face en pure perte pendant qu'ailleurs on se tue en tas ! Il y a des camarades plus heureux qui se déplacent et changent au moins de décor; j'envie ceux qui vont passer l'été en Albanie.

1er juin 1918.

Nous sommes bien angoissés en lisant les courtes et terribles nouvelles que nous apporte le communiqué. On souffre de n'avoir aucun renseignement et d'en être réduit à des hypothèses et des interprétations sans fondement. Et d'autant plus que, le communiqué étant mauvais, il n'y a guère d'empressement de la part de ceux qui le reçoivent pour le faire passer. Aussi pensez à l'impression qu'on a quand on apprend par une conversation que Soissons est pris, que les Boches sont à Château-Thierry, sont sur la Marne !

La situation n'a jamais été aussi critique depuis le début de la guerre, après la Marne cependant, et l'on frémit. Mais malgré tout, intimement, on ne peut pas perdre confiance réellement; on a l'obscur sentiment que ce serait impossible, une si formidable injustice qui assurerait le succès boche ! Ah ! puissions-nous vite recevoir de bonnes nouvelles ! La bataille est engagée de telle façon qu'elle peut être formidable de conséquences, peut-être définitive.

Dans ces circonstances, on n'a guère le goût d'écrire et de penser à autre chose. Et je songe en particulier à tous ceux qui sont là-bas dans cette grande bataille, et je tremble d'apprendre quelque mauvaise nouvelle.

Pour vous tenir néanmoins au courant de ce que je fais, ridiculement tranquille à l'arrière, je peux vous dire que le beau temps est revenu, ce qui a son importance pour les séances journalières de champ de tir. Aujourd'hui, premier jour du cours, il n'y a eu que des conférences. Il ne s'agit que d'une révision et de la mise au point de nouvelles méthodes d'artillerie. Nous sommes une trentaine d'officiers. Le directeur du cours est le colonel Rougier, que j'ai eu pour premier chef d'escadron à Clermont-Ferrand. Cours le matin, tir l'après-midi.

On loge en ville; c'est pourri de punaises ! Pour ne pas être dévoré, il faut installer son lit de camp et poser chaque pied dans une boîte de conserves vide pleine de pétrole ! J'ai employé en plus un vieux sachet de poudre de Pyrèthre retrouvé dans ma cantine. Grâce à cela, j'ai dormi très tranquille cette nuit. Il y a un mess assez bien organisé.

7 octobre 1918

Ce que Suz me dit de l'esprit de confiance, de certitude raisonnée dans le succès, n'a dû faire que croître après tous les heureux événements de ces derniers jours. Dans l'armée aussi, on a – et probablement depuis plus longtemps qu'à l'arrière – cet heureux état d'esprit, qui s'exhale d'ailleurs aisément de tous les articles de journaux, et que confirment les rares renseignements de ceux qui viennent de France. Oui, Clémenceau a eu de belles et vibrantes paroles, procédant de cette même source d'inspiration et de la foi patriotique. Les déclarations de Wilson, Balfour et Lloyd Georges sont intéressantes aussi car la volonté commune de briser réellement la force destructrice boche s'en dégage nettement. Que va-t-il advenir de ce message envoyé par le chancelier boche à Wilson, à la date d'hier, comme je l'ai appris à Prilep par un radio qui venait d'arriver ? J'espère qu'on va repousser encore une fois ces avances ou "leur"mettre dès à présent le marché en main, en exigeant tout ce que nous voulons et les garanties nécessaires pour l'avenir. Mais alors la guerre peut finir plus tôt qu'on ne pensait.

Je crois, moi, qu'il ne faut pas le désirer. Il faut souhaiter que la force militaire s'appesantisse le plus avant possible sur le Boche; c'est actuellement le bel atout de notre jeu et il faut le jouer et faire la levée. Après seulement on pourra faire les comptes. Il est, je crois, d'un intérêt considérable pour l'avenir, pour la sécurité future de l'Europe, que le peuple boche ressente les effets de la guerre chez lui; il importe que son territoire soit envahi, non pas occupé seulement, que la population de certaines provinces au moins soit contrainte à la fuite, aux souffrances, pour que le reste de l'empire apprenne, par l'exemple visuel, la tristesse de l'invasion, l'exode lamentable des réfugiés; de cette façon seulement, la crainte de la guerre pénètrera d'une façon certaine les masses des jeunes générations qui, sans cela, pourraient ne retenir plus tard que les victoires boches et s'enorgueillir de la lutte de l'Allemagne contre le monde coalisé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

110_16_f_v

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

004_29_ao_t

 

Publicité
Publicité
Commentaires
D
Florence,<br /> <br /> Merci pour ta com sur ton expérience vécue, expérience concernant l'édition<br /> <br /> et bravo pour ton blog<br /> <br /> Bien cordialement<br /> Dan
C
Bonjour Florence,<br /> J'ai posté ce jour la commande du livre "Souvenir d'un artilleur",<br /> Bon courage pour que cette publication paraisse.<br /> Bien cordialement, Caballero (Forum Pages 14-18),<br /> Roland Bruneau
Mémoires d'un artilleur
Publicité
Derniers commentaires
Publicité